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JRCF

Capitalisme de plateforme (2/2) : les différents types de plateformes

Lors de notre précédent article, nous avons analysé les sources du capitalisme de plateforme et comment il était advenu. Cette organisation particulière du capitalisme se décompose en plusieurs fonctions que nous allons étudier.

Capitalisme de plateforme (2/2) : les différents types de plateformes

Les cinq types de plateformes

 

Le spécialiste de l’économie numérique Nick Srnicek répartit les différents types de plateformes en cinq catégories (sachant que certaines entreprises cumulent plusieurs types de plateformes), selon la question « d’où vient le profit » : la plateforme publicitaire, la plateforme nuagique, la plateforme industrielle, la plateforme de produit et enfin la plateforme allégée.

 

A) La plateforme publicitaire

Les entreprises utilisent ce genre de plateforme pour collecter les informations des usagers afin de les vendre à des annonceurs. Les plateformes publicitaires viennent de l’éclatement de la bulle spéculative du point-com, qui avait été gonflée par l’accès facile au crédit. Plus spécifiquement elles proviennent du rôle central dans les entreprises numériques du marketing et de la stratégie « croissance avant profit », ce qui impliquait d’axer leur modèle sur la publicité et la quête d’un maximum d’usagers.

Dans les plateformes publicitaires bien connues nous avons Google, Facebook ou Snapchat. A partir de 1998, Google a bénéficié des largesses du capital-risque avant de recevoir en 1999 un financement de 25 millions de dollars. Le parcours de Google éclaire celui des autres plateformes publicitaires. Au départ, l’entreprise collectait les données issues des recherches seulement pour améliorer son outil, le moteur de recherche, et les données n’étaient pas encore des marchandises. Seulement avec l’explosion de la bulle point-com, il était nécessaire de pouvoir dégager des bénéfices, c'est alors que Google a commencé à vendre les données.

Parmi les deux mastodontes de ce secteur, Google et Facebook sont devenus dépendants des revenus de la publicité. Pour Google, cela représente 96,6 % de son chiffre d’affaires en 2016, tandis qu’il s’agit de 89% pour Facebook, montrant bien où se situent les profits pour ces entreprises. C’est pour cela qu’il faut prendre au sérieux la possibilité émise par certaines éminences grises de Google, face à la surutilisation des bloqueurs de pub, de devoir un jour rendre les plateformes payantes afin de ne pas être déficitaire[1].

Ces entreprises fonctionnent ainsi : elles s’approprient les données des usagers comme matière première, puis elles transforment ces données brutes afin de pouvoir les utiliser, ce qui nécessite qu’une personne surveille l’activité des internautes, avant que ce travail ne serve à des annonceurs afin de cibler les clients potentiels.

La question que l’on peut se poser, c’est l’utilisation de l’argent récolté grâce au profit de la vente. Selon Nick Srnicek, elles sont de trois catégories : soit il s’agit d’épargne, ce qui inclut l’évasion fiscales, afin de garder un bénéfice ; soit par la fusion et acquisition de certaines entreprises ; soit dans l’investissement dans les entreprises émergentes de technologies, ce que fait Google.

B) La plateforme nuagique

Ce type de plateforme repose sur la propriété d’équipements informatiques et de logiciels loués aux particuliers ou aux entreprises selon leurs besoins. Elles s’occupent essentiellement de l’entreposage de données.

L’exemple par excellence c’est Amazon, de loin l’employeur le plus important du secteur numérique avec 230 000 salariés et des dizaines de milliers de travailleurs saisonniers. En 2016, l’entreprise américaine a consacré des investissements majeurs à la construction d’immenses centres de données.

L’instance responsable de cette infrastructure logistique, AWS, avait initialement été développée en interne pour gérer le réseau logistique d’Amazon, puis devant sa performance, elle fut transformée en service de location nuagique, incluant des services de serveurs à la demande, de location d’espace de stockage et de puissance de calcul, des outils de développement des logiciels et de système d’exploitation, en plus d’applications prêtes à l’emploi. Et ce système d’être très rentable :

« Il n’est pas surprenant dès lors, qu’on estime actuellement la valeur d’AWS à plus ou moins 70 milliards de dollars et que les concurrents majeurs, comme Microsoft, Google ou l’entreprise chinoise Alibaba, se lancent dans l’arène à leur tour. AWS représente actuellement le département d’Amazon qui connaît la croissance la plus fulgurante et la meilleure rentabilité, et dispose de marges d’environ 30% et de revenus de près de huit milliards de dollars en 2015. Au premier trimestre 2016, les profits générés par AWS ont surpassés ceux de la plateforme en ligne d’Amazon. »

Capitalisme de plateforme, page 69.

Ces plateformes nuagiques permettent aussi de sous-traiter une part du département des technologies de l’information, ce qui a pour tendance l’automatisation du travail des fameux « travailleurs du savoir », soit de plus en plus leur prolétarisation. L’analyse des données, le stockage des informations, client, l’entretien des serveurs d’entreprise, tout cela peut être absorbé dans le nuage et justifier le rôle incontournable de ce modèle dans le capitalisme.

C) La plateforme industrielle

Il s’agit d’une plateforme produisant des logiciels permettant d’adapter la production traditionnelle au processus en ligne. En quelque sorte, il s’agit de faire entrer le numérique dans la production manufacturière traditionnelle.

Cela suppose d’implanter des capteurs et des puces électroniques dans la chaîne de production et d’introduire des dispositifs de traçabilité dans le processus logistique. L’objectif étant que chaque composante du processus de production puisse communiquer avec les autres composantes et les machines d’assemblage, sans passer par une supervision humaine.

Selon les défenseurs de la plateforme industrielle, cela permet de réduire le coût de la main d’œuvre de 25 %, de baisser de 20% la consommation énergétique et de 40% le coût d’entretien, tout en minimisant le temps d’arrêt et le risque d’erreur, mais aussi en augmentant la qualité des produits. Ces plateformes pourraient être un moteur du développement industriel en concevant l’équipement et les logiciels nécessaires à une productivité plus importante. Des entreprises comme Siemens et General electric ont d’ores et déjà commencé à développer ce genre de plateforme, le premier ayant dépensé 4 milliards d’euros pour augmenter ses capacités en matière de fabrication intelligente, tout en créant sa propre plateforme, Mindsphere.

Majoritairement financées par les vieilles entreprises industrielles, les plateformes industrielles doivent savoir gérer les données récoltées. Les entreprises en possédant se targuent d’avoir un accès privilégié aux données sur les procédés de fabrication et disent posséder les moyens nécessaires pour sécuriser leurs systèmes.

D) La plateforme de produit

Il s’agit d’une plateforme avec des services spécifiques en échange de souscription, comme Spotify et Netflix[2]. Ce qui la différencie de la plateforme allégée c’est qu’elle est propriétaire des biens mis en location ou vendus. Dans l’industrie de la musique, annoncée morte il y a une dizaine d’années, les frais d’abonnement à des plateformes comme Spotify ou Pandora sont en passe de supplanter les revenus du téléchargement comme source de revenus numérique[3].

Ce genre de plateforme s’applique aussi en-dehors du secteur culturel : dans le domaine de l’aéronautique avec la vente de moteurs d’avions plus performants, leur entretien (le plus profitable) et le remplacement des pièces, aidés par des capteurs placés sur les moteurs permettant de récupérer des données sur l’usure des pièces et les problèmes potentiels, afin que les entreprises en concurrence gardent la mainmise sur l’entretien des moteurs.

E)  La plateforme allégée

Il s’agit d’une plateforme dite allégée car elle externalise au maximum les services qu’elle fournit en confiant la production de certains produits aux usagers et en étant pas propriétaire des outils. C’est cette plateforme que l’on vise en parlant de travail ubérisés, dont on nous dit qu’elle représente l’avenir du travail, même s’il s’agit en tout point d’un retour à un capitalisme du 18ème siècle. Nous allons parler plus amplement de ce phénomène dans la dernière partie.

 

L’ubérisation de la société : un mythe capitaliste ?

 

L’uberisation dont on a tant parlé désigne essentiellement les entreprises utilisant des plateformes allégées, à l’instar d’Uber, Deliveroo, Aibnb, Mechanical Turk, dont nous avons déjà parlé sur le blog des JRCF. Elles sont dites allégées parce qu’elles jouent le rôle d’intermédiaire entre le fournisseur d’un bien et l’utilisateur, à l’instar d’Airbnb.

En effet, beaucoup d’annonces ont été faites sur le modèle Uber en France, sur la nouvelle organisation du travail que cela impliquait, avec une plus grande indépendance des travailleurs et une plus importante flexibilisation du travail. Certains prédisaient même l’abandon de la subordination juridique (exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres, d’en contrôler l’exécution et d'en sanctionner les manquements) pour la subordination économique[4], celle d’un indépendant soumis -littéralement- à un client principal. Les juges ne furent pas forcément de cet avis, dans un arrêt Cass. du 28 novembre 2018, un coursier à vélo qui exerçait son activité sous le statut d’autoentrepreneur se vit requalifié en salarié, à cause du faisceau d’indice indiquant un contrat de travail. Cela fut réaffirmé en 2019 à propos d'un coursier Uber car le chauffeur VTC n’avait pas la possibilité de choisir l’organisation de son activité, avoir sa propre clientèle, fixer ses propres tarifs et d’autre part, il était surveillé par la société via l’application. Ceci indiquant manifestement que le travailleur exécutait un contrat de travail sous l’autorité d’une société, que celle-ci pouvait le contrôler, et il est bien connu qu’elle pouvait le sanctionner, les cas d’éviction de la plateforme de certains chauffeurs sans préavis étant connu[5]. Il est donc assez surprenant de parler de fin de la subordination juridique, sauf à prendre ses rêves (de patron) pour des réalités. En tout cas, il est clair que le pouvoir macronien soutient activement ce genre d’entreprise et met en place des réformes pour pouvoir d’autant mieux l’imposer[6]. En France, nous sommes loin de l’essor d’emploi annoncé, pas plus que dans d’autres pays par ailleurs, étant donné que la part des non-salariés dans l’emploi total a légèrement augmenté depuis les années 2000, un peu avant l’arrivée des plateformes. Il a certes augmenté de +184% entre 2006 et 2013, mais il représente moins de 3% des personnes déclarant des revenus d’activité non agricole en 2013[7].

Afin de payer le moins possible et garder le plus de profit pour eux, les capitalistes de ces sociétés reportent plusieurs frais de bilans financiers sur les travailleurs eux-mêmes, comme le coût d’investissement (le travailleur utilise son bien propre au service de la société), le coût d’entretien, les frais d’assurance et d’amortissement. Et quand cela ne suffit pas, ils utilisent la compression salariale (baisse des tarifs par exemple) pour se renflouer.

Les contrats sont précaires et souvent mal-payés, à l’instar des turkers répondant à des questionnaires sur internet afin de tester l’intelligence artificielle, ou celle des juicers qui rechargent les trottinettes électriques. Qui sont bien souvent les travailleurs de ces entreprises ? Des chômeurs de longue durée touchés par la crise et des travailleurs précaires ayant besoin d’arrondir les fins de mois. Uber avouait il y a peu que la majorité de ses chauffeurs londoniens venaient des quartiers pauvres de la City. Nous sommes loin du rêve d’indépendance heureuse promis.

Au regard d’autres plateformes, les innovations apportées sont minimes voire inexistantes. Elles sont mêmes dépendantes d’autres plateformes, comme les plateformes nuagiques. Par exemple, Uber est dépendant de Google pour sa messagerie, de Twilio pour ses SMS.

Enfin, il faudrait casser un mythe : ces entreprises ne sont pas rentables. Par elles-mêmes (et c’est la raison du report des coûts et de la compression salariale exposé plus haut), elles font assez peu de profits, leur financement venant surtout des dons de la finance prévoyant leurs rentabilités futures, lorsqu’elles auront une croissance suffisante et qu'elles auront atteint une situation de monopole sur le marché. Monopole quasi impossible à atteindre à cause de l’extrême simplicité du fonctionnement de ces entreprises, qui ne nécessitent pas certaines innovations pour exister, ce qui en fait des modèle sfacilement reproductibles. Nous comprenons mieux la raison pour laquelle en 2017, l’entreprise Deliveroo avait décidé de mettre fin aux contrats des livreurs payés à l’heure (7,5 euros plus 2 à 4 euros par commande), puis avait encore décidé d’adopter un nouveau système de tarification à la distance en 2018, faisant passer le tarif minimum de 5,7 euros à 4,7 euros, avant qu’en 2019 le tarif minimum passe aux alentours de 2 euros, provoquant la protestation des livreurs[8]. Cela s’explique parfaitement par cette course à la rentabilité chez des entreprises soumises à la concurrence et ne dégageant pas encore de profit suffisant pour exister sans perfusion de la finance.

Les fonds viennent bien souvent de capitaux excédentaires cherchant des opportunités de rendements élevés dans le contexte des faibles taux d’intérêt et, comme pour les plateformes publicitaires, l’évasion fiscale est pratiquée afin d’épargner et d'avoir toujours à portée de main une ressource financière permettant de garder une stabilité pour l’entreprise. Mais ces deux moyens sont précaires et dans le cas du capital excédentaire, il risque de provoquer un boom des technologies.

Malgré ce que disent beaucoup de nos médias et penseurs, en plus d’être une régression au niveau des droits sociaux, l’uberisation ne représente pas l’avenir et il est plus que probable que ces entreprises disparaissent dans un futur proche.

 

[1] Capitalisme de plateforme, pages 126, 127 et 128.

 

[2] « Le phénomène Netflix d’un point de vue marxiste », JRCF, 10 mars 2019.

 

[3] Entre 2010 et 2014, le nombre d’abonnés à ces services est passé de 8 millions à 41 millions.

 

[4] « Redéfinir le contrat de travail à l’ère numérique : de la subordination à la coopération », 2017, Emmanuel Barbara, avocate spécialiste du droit du travail et membre du think thank libéral Génération Libre.

 

[5] « Opinion : Uber et le travailleur indépendant « subordonnée », Les Echos, Brigitte Pereira, 17 avril 2019.

 

[6] Et cela fut aussi préparé par les gouvernements précédents, comme celui de François Hollande avec le rapport Mettling, ayant inspiré la loi travail de 2016. Voir Guillaume Etievant dans Colloque 6 décembre 2016 (CGT sociétés d’études) : « L’impact du numérique sur l’emploi et le travail ».

 

[7] « L’économie des plateformes : enjeux pour la croissance, le travail, l’emploi et les politiques publiques », Dares, Numéro 213, août 2017.

 

[8] « Deliveroo ou la tarification de la honte », JRCF, 29 août 2019.

 

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