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La chute du mur de Berlin : acte II (Introduction)

« Pour moi, l'économie de marché est à peu près l'équivalent de la loi de la gravitation : il n'y a pas d'alternative. Toutes les tentatives qui ont existé pour nier cette loi de la gravitation ont abouti à un état bien pire que le capitalisme libéral. Et une fois établi le fait que la dynamique du marché est "l'illimitation", il faut questionner les tempéraments que nos sociétés sont capables de lui opposer. C'est une des raisons pour laquelle je suis, contrairement à vous, aussi farouchement pro-européen. »

(Alain Minc, entretien, Le Figaro, 28 février 2019)

 

 

 

« A cause de ce conflit entre le principe social et le principe individuel, Marx appelait déjà avec raison les sociétés par actions une "suppression du mode de production capitaliste à l'intérieur du mode de production capitaliste lui-même". Néanmoins, considéré d'un point de vue purement économique, le mode économique de la société par actions ne se distingue à cet égard que très accessoirement de celui des capitalistes individuels, de même la soi-disant suppression de l'anarchie de la production par les cartels, trusts, etc., ne fait que déplacer le conflit sans le supprimer. Cette situation de fait est un des moments les plus décisifs pour la conscience de classe de la bourgeoisie : la bourgeoisie agit certes comme une classe dans l'évolution économique objective de la société, mais elle ne peut devenir consciente de l'évolution de ce processus qu'elle accomplit elle-même que comme d'un mécanisme extérieur à elle, soumis à des lois objectives et subi par elle. La pensée bourgeoise considère toujours et nécessairement la vie économique du point de vue du capitaliste individuel, et il en résulte automatiquement cette opposition aiguë entre l'individu et la "loi de la nature", toute puissante, impersonnelle, qui meut toute la société. »

(György Lukàcs, Histoire et conscience de classe, 1923)

 

 

 

 

 

 

 

La bourgeoisie a toujours eu le fantasme de la « Fin de l’Histoire », d’un avenir qui devrait éternellement ressembler au présent, où rien ne viendrait gêner l’accumulation sans limites du capital, accumulation devenue aussi « naturelle » que la  chute des corps. Ainsi, comme le disait Marx en 1847, « Il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus. Il y a eu de l'histoire, puisqu'il y a eu des institutions de féodalité, et que dans ces institutions de féodalité on trouve des rapports de production tout à fait différents de ceux de la société bourgeoise, que les économistes veulent faire passer pour naturels et partant éternels[1]. » Ce fantasme était tellement récurent, qu’il a fallut la déclarer plusieurs fois : Victor Cousin l’a espérée en 1830, toute la bourgeoisie a eut un haut-le-cœur en 1848 avec l’irruption des partis ouvriers, et l’écrasement de la Commune a déclenché tous les fantasmes d’en avoir fini avec le prolétariat. Le réveil fût brutal en 1917, et le « cauchemar de  la lutte des classes », dixit Arendt[2], ne prit fin qu’avec la « divine surprise » de la chute du Mur de Berlin en 1989, suivi de celle de l’URSS en 1991. Cette fois-là, c’était la bonne : la Fin de l’Histoire était vraiment (enfin !) arrivée, et avec elle le « dernier homme[3] ». Ou l’alliance improbable d’un Hegel devenu réactionnaire et d’un Nietzsche fantasque. La fin de l’Histoire ? Le libéralisme politique bon teint avait gagné, et n’avait plus de concurrent idéologique sérieux (la lutte ne se déroulerait-elle donc que dans la sphère des idées?). Il allait s’étendre bien gentiment à la surface du globe, et avec lui l’économie de marché. Peu importe si au même moment la liquidation à l’Est du socialisme se faisait de façon atroce et violente : dans son imaginaire, le capitalisme et son idéologie libérale étaient pacifiques et démocrates. Peu importe le bombardement du parlement russe en octobre 1993 par Boris Eltsine[4]. Peu importe les orphelinats fermés et les enfants abandonnés[5], l’explosion de la criminalité, l’apparition des grandes mafias, le bradage de l’économie et de ses fleurons. Peu importe la réapparition de la prostitution massive dans des pays qui l’avaient éliminée, et la création de gigantesques réseaux criminels de traite d’êtres humains. La fin de l’Histoire était là, et tout se passait de façon « pacifique » : circulez, il n’y a rien à voir. Quand au « dernier homme[6] », il était le problème de Fukuyama : la fin de l’Histoire avait ce seul avantage qu’elle créerait un homme passif, qui ne sait que « cligner de l’œil » devant le monde. Une sorte de langueur qui éteindrait toute passion en ce monde, et dont le seul soucis serait désormais d’apporter un peu d’enchantement à ce long dimanche de la vie, reposant certes, mais terriblement ennuyeux.

 

Si nous voulons le retrouver ce « dernier homme », il faut aller aujourd’hui le chercher chez Frédéric Lordon. Voici ce qu’il déclarait il y a quelques mois à peine : « On peut bien dire, identiquement, qu’il y a un désir de capitalisme et que c’est lui qu’il s’agit de vaincre. Ça n’est d’ailleurs pas seulement par la bricole marchande qu’il nous tient mais, plus profondément encore, par le corps : le corps dorloté, choyé par toutes les attentions matérielles dont le capitalisme est capable. Il ne faut pas s’y tromper : la puissance d’attraction du capitalisme ‘’par les corps’’ est immense[7]. » On ne peut qu’être abasourdi par de tels propos : ainsi, le capitalisme « dorloterait les corps », voire les « choierait » ? En novembre 2019 ? Mais quels sont les corps encore dorlotés ? Ceux des Gilets Jaunes et syndicalistes éborgnés, matraqués et gazés ? Ceux du prolétariat, tant européen que mondialisé ? Ceux des migrants chassés de chez eux par des guerres impérialistes ? Allons dans les cuisines de France et d’ailleurs, allons dans les usines, allons voir les milliers de femmes de ménages qui perdent chaque jour leur santé dans des conditions honteuses. A quel moment le capitalisme d’aujourd’hui ou d’hier a-t-il choyé ces corps-là ? On le tient donc le sophisme du dernier homme : celui d’une projection de sa condition de vie petite-bourgeoise (et donc parfois dorlotée), sur la totalité de l’humanité. Tant que les intellectuels n’auront pas compris que s’ils n’adoptent pas sur l’Histoire le point de vue de classe du prolétariat, ils ne feront que défendre leurs propres positions, alors ils resteront, in seculum seculorum, ce qu’ils méritent d’être : méprisés et justement ignorés par les masses laborieuses[8].

 

Or, cette double thèse de la fin de l’Histoire et du Dernier Homme se trouve aujourd’hui entièrement balayée par une quadruple crise, qui se conjugue pour aboutir à un résultat aussi inédit que difficilement prévisible dans ses détails. L’important ici est l’ensemble des possibles qui s’ouvrent par cette quadruple crise. Il n’est peut-être pas imprudent de dire ici que nous vivons actuellement l’acte II de la chute du mur de Berlin : il même possible que les systèmes libéraux tombent les uns après les autres sur une période de temps très courte, ou subissent au moins une réorganisation aussi violente que profonde. Ce que relève la crise actuelle, c’est la faillite d’un système. La seule question qui se posera à l’avenir est la suivante : par quoi peut-il être remplacé, et comment ?

 

(La suite bientôt)

 

Victor S.

 

[1]Misère de la philosophie, II, 1, 7 (1847)

[2]Du mensonge à la violence (1972)

[3]Francis Fukuyama, La Fin de l'histoire et le Dernier Homme (1992)

[4]Pudiquement désigné par les médias et l’historiographie dominante comme étant une « crise constitutionnelle » (sic !). On camoufle ainsi en un simple problème juridique l’assassinat méthodique d’une centaine de parlementaires communistes.

[5]Dans les années 90, le nombre d’enfants vagabonds en Russie était supérieur à celui des années de guerre « civile » de 1920. L’espérance de vie a également reculé pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale. (Source : Losurdo, La lutte des classes)

[6]« Concept » développé par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Le dernier homme est l’homme médiocre de la démocratie, celui qui croit à l’égalité et a perdu tout instinct aristocratique. Pour lutter contre lui (parce qu’il est trop faible pour résister au socialisme), Nietzsche prône le développement d’un « Surhomme » (Übermensch), censé être fier de ses instincts aristocratiques, et ayant la vigueur nécessaire pour écraser les aspirations démocratiques des ouvriers (le corollaire logique du Sur-homme est bien sûr le Sous-homme). Pour plus de précision, voir Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique

[8]Ajoutons que l’obsession des gauchistes sur les « corps » est plus que curieuse. Tout le mérite du matérialisme est justement de ne pas réduire la matière aux corps. Sinon, on retombe dans l’empirisme le plus plat et le plus trivial. Notons d’ailleurs que cette obsession pour les « corps » ne concernent souvent que les dominés, même si ces gauchistes s’associent souvent eux-mêmes à ces « corps ». Du point de vue de leur inconscient de classe, cette stratégie de réduction comporte deux avantages. Premièrement, cela leur permet à moindre frais de rapprocher leur condition d’intellectuels petit-bourgeois (même si souvent précarisés) de celle des prolétaires. Et cela sans le moins du monde se mettre en danger en adoptant une position de classe militante – chose qui pourrait freiner une éventuelle reconversion future (n’insultons jamais l’avenir). Sur cet aspect, on est dans la pure connivence de classe – de l’acabit du « I feel your pain » de Bill Clinton. Le deuxième aspect est probablement plus inconscient, mais plus pernicieux. En effet, réduire les dominés à des corps permet de leur ôter sans le dire toute faculté logique ou d’expression. On supprime par ce simple syntagme toute la dimension spirituelle (entendu en un sens matérialiste bien sûr) et symbolique que porte en lui même le plus humble des travailleurs. En un mot, on retombe au niveau du matérialisme bourgeois. Tout capacité à produire ce que Hegel nommait « l’Esprit » (rien de spiritualiste ou de mystique là-dedans : il s’agit de l’ensemble des œuvres de l’humanité objectivées dans la socièté) se trouve déniée au prolétariat. On le réduit donc à un ensemble de fonctions bio-chimiques. On voit bien là l’intérêt du stratagème : si les prolétaires ne sont que des corps, plus centrés sur leur sentimentalité que sur leur rationalité, alors toute capacité d’organisation est inutile, voire lui est carrément dénié. C’est donc la stratégie du « Tout sauf Lénine » qui se met en place. On aura aucun mal à reconnaître ici la stratégie de Lordon, et on verra plus loin à quel point Plékhanov lui était infiniment supérieur dès 1883 : les obstacles qui font obstacles à la science du prolétaire sont, dans le capitalisme, contingents, à la différence des travailleurs dans les autres modes de production.

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R
Excellent papier...
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