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Le gauchisme, ou « l’effet Procuste »

Le gauchisme, ou « l’effet Procuste »

Historiquement, la désignation commune pour ce que l'on appelle aujourd'hui l'ultra-gauche et l'extrême-gauche vient de la petite brochure de Lénine de 1920, intitulée Le gauchisme, la maladie infantile du communisme. Selon lui, le gauchisme désignait l’activité anti-capitaliste frénétique des petits-bourgeois (il parle du petit-patron, mais on peut aussi y ajouter les intellectuels au sens le plus large), mais privée de toute portée sérieuse et organisée : bref, une agitation purement subjectiviste et épisodique. L’essentiel de son propos peut être résumé par la citation suivante : « Il est un fait théoriquement bien établi pour les marxistes, et entièrement confirmé par l'expérience de toutes les révolutions et de tous les mouvements révolutionnaires d'Europe, – c'est que le petit propriétaire, le petit patron (type social très largement représenté, formant une masse importante dans bien des pays d'Europe) qui, en régime capitaliste, subit une oppression continuelle et, très souvent, une aggravation terriblement forte et rapide de ses conditions d'existence et la ruine, passe facilement à un révolutionnarisme extrême, mais est incapable de faire preuve de fermeté, d'esprit d'organisation, de discipline et de constance. Le petit bourgeois, "pris de rage" devant les horreurs du capitalisme, est un phénomène social propre, comme l'anarchisme, à tous les pays capitalistes. L'instabilité de ce révolutionnarisme, sa stérilité, la propriété qu'il a de se changer rapidement en soumission, en apathie, en vaine fantaisie, et même en engouement "enragé" pour telle ou telle tendance bourgeoise "à la mode", tout cela est de notoriété publique. » Lénine dresse ici un tableau saisissant de l’attitude générale qu’est le gauchisme, et sa racine de classe – catégorie générale sous laquelle nous pouvons subsumer deux variantes, que sont l’extrême-gauche et l’ultra-gauche.

 

Il est important de noter que le communisme, à notre connaissance, ne s’est jamais revendiqué de « l’extrême-gauche » : en effet, pour être « à la gauche de la gauche », il faudrait que  la social-démocratie soit elle-même de gauche ! Ce que nous leur dénions, car leurs trahisons sempiternelles du mouvement ouvrier les disqualifient pour ce titre. Il semble inconcevable d’être sérieusement de gauche si on ne prend pas systématiquement parti pour le camp des travailleurs dans tous les conflits qui l’opposent à celui du grand capital.  

Pour Lénine, le gauchisme désignait d’abord et avant tout les tendances anarchistes ou anarchisantes, spontanéistes, et terroristes de Russie. Il a par ailleurs dénoncé avant même la révolution d’Octobre les théories de Trotsky comme étant « absurdes » et « gauchistes[1] ». On a donc vraiment ici une catégorie qui dénonce l’idéalisme dans la révolution (le fait de vouloir dicter aux événements un plan prévu d’avance), et un culte de l’action immédiate, et du refus du travail sérieux révolutionnaire (souvent pénible, fastidieux et ingrat). L’idée du gauchisme, c’est de se prétendre plus à gauche que le communisme, soit dans le programme, soit dans les principes, en négligeant complètement les rapports de forces concrets. 

A partir de cette définition générale, on peut facilement comprendre la diversité d’utilisation du concept de « gauchisme », et encore plus « d’ultra-gauche ». C’est ce que nous appellerons « l’effet Procuste » : Procuste était dans l’antiquité un brigand de grands chemins légendaire, qui torturait ses victimes à l’aide d’un instrument aussi astucieux qu’atroce : un lit magique, qui ne convenait à la taille de personne. Si sa victime était plus petite que ce lit, il l’étirait de force pour qu’elle atteigne sa taille, et si elle était plus grande, il tranchait ce qui dépassait. Bien sûr, personne n’était de la bonne taille, là réside la magie de ce lit. Le gauchiste agit de la même façon par rapport au mouvement réel de la lutte des classes : il s’impatiente, veut qu’elle aille à son rythme, et compense l’écart entre la réalité et son désir par un activisme subjectiviste et vain, une agitation qui est censée cacher une passion de l’action pour l’action.  

L’extrême-gauche née donc de cette opposition au communisme, au sens du mouvement réel de la lutte des classes. On y retrouve bien entendu les partis trotskistes (LO, NPA, ect…), et les organisations anarchistes. Ceux-ci fleurissent généralement comme « punition aux déviations opportunistes » (pour parler comme Lénine) de la social-démocratie, que celle-ci agisse à l’extérieur et/ou à l’intérieur du parti : les masses, se sentant trahies par ces partis opportunistes, tombent dans le défaut opposé, et une sorte d’extrémisme subjectif. On y retrouve souvent des intellectuels petits-bourgeois, et des étudiants en très grand nombre, pour des raisons sociologiques très brièvement expliquées par Lénine (généralement, le fait que ces producteurs de la culture en régime capitaliste sentent confusément que le capitalisme détruit et nivelle la culture humaine, ou a minima la méprise, mais ces étudiants, artistes ou petits-bourgeois gardent un complexe de supériorité vis-à-vis du prolétariat et des masses, et refusent pour cette raison d’adopter leur point de vue sur la société). 

Mais une fois ce mouvement lancé, on voit bien que la boîte de Pandore est ouverte, et que « l’effet Procuste » ne peut plus s’arrêter en si bon chemin. En effet, l’extrême-gauche a liquidé tout critère objectif, scientifique (au sens d’objectivement vérifiable, pas en un sens positiviste bien sûr), pour juger de la pertinence d’une politique révolutionnaire et de sa conformité aux intérêts du prolétariat. Pour parler comme Hegel, désormais, « le vrai ne doit plus seulement être pensé, mais senti », et ce de la façon la plus immédiate qui soit. Sans réel critère de vérité objective, et sans contrôle possible de la pensée, la porte au délire subjectiviste est grande ouverte : chaque « révolutionnaire » peut donc prétendre plus ou moins incarner le mouvement prolétarien à lui tout seul.

Le phénomène qui a mené à la scission entre le communisme et l’extrême-gauche peut donc se répéter, et ainsi de suite à l’infini, à l’intérieur même de l’extrême-gauche : c’est ainsi que naît « l’ultra-gauche ». En effet, le reproche d’être un « tiède », ou de « trahir la révolution » devient complètement incontrôlable et virtuellement infini, si l’on a au préalable liquidé comme le gauchisme toute analyse concrète de la réalité sociale. Et ceci sans compter le goût prononcé du gauchisme pour la scission et le groupuscularisme. Ainsi, les trotskistes se feront dépasser sur leur gauche par les maoïstes, car pas assez spontanéistes ; les maoïstes et les trotskistes seront dépassés par les anarchistes, car encore partisans de la forme-Parti  et, au moins verbalement, de la dictature du prolétariat ; les anarchistes se feront eux aussi dépasser par les « mouvances autonomes » et les groupes comme les situationnistes, ou Socialisme et Barbarie, car l’organisation horizontaliste est encore une forme d’organisation[2] ! ; et les situationnistes et autres post-situs se feront à leur tour dépasser sur leur gauche par les groupes terroristes, type Action Directe, Bande à Bader, Brigades Rouges, ect, car ils n’utilisent pas encore la violence ouverte et aveugle permanente ! 

Par ailleurs, avec le développement des mouvements autoproclamés « intersectionnels », la liste des reproches et accusations à faire au mouvement ouvrier devient aussi facile qu’illimitée : il suffit de reprocher à celui-ci d’avoir « oublié », au choix, les femmes, les immigrés, le Tiers-monde, les homosexuels, les handicapés, les fous, les délinquants, les animaux, ou tout ce qu’on voudra. En la matière, c’est l’occasion qui fait le larron. Ainsi est née « l’ultra-gauche », plus extrême que l’extrême-gauche, qui elle-même se voulait plus extrême que le communisme et le mouvement ouvrier : il y a de quoi perdre son latin avec autant d’extrêmes ! Avec l’ultra-gauche, l’extrême-gauche est punie par là où elle a pêché : en se voyant retourner contre elle les armes qu’elle avait utilisées contre le communisme.

Bien sûr, un tel morcellement à l’infini cache évidemment une logique sociale, et plus précisément une stratégie d’arrivisme mondain et de promotion sociale, en des temps de lutte des places de plus en plus rude : elle permet de dénoncer potentiellement n’importe qui comme « traître » à la révolution ou au prolétariat, ce qui est bien utile pour pouvoir gagner sa place dans une concurrence aussi impitoyable que libre et non-faussée. 

Par ailleurs, celui-ci a aussi une fonction psychologique de classe très marquée : le gauchisme permet à l’intellectuel déçu dans son arrivisme de classe, et maltraité par la division capitaliste du travail, très largement défavorable à tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à la culture et à l’épanouissement de l’esprit, de laisser libre cours à sa haine contre son oppression et à l’expression de ses frustrations, sans pour autant rejoindre, et se soumettre à ce que Lukàcs appelait le « point de vue du prolétariat dans l’Histoire » : en snobant le travail militant de terrain, souvent difficile et laborieux, voire même tout organisation, il s’offre la satisfaction narcissique de lutter de façon romantique et inefficace contre le capitalisme, tout en snobant les masses, et en s’illusionnant valoir mieux que les travailleurs laborieux. On comprend donc mieux la persistance de ce phénomène à travers les différentes époques du capitalisme, et sa fonction sociale réactionnaire en dernière instance. 

 

Victor Sarkis

 

 

[1] Ainsi, dans la brochure intitulé « La Violation de l'unité aux cris de 'Vive l'unité' », de 1914.

 

[2] Cf §93 de la Société du Spectacle de Guy Debord.

 

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S
"les groupes terroristes, type Action Directe, Bande à Bader, Brigades Rouges, ect, car ils n’utilisent pas encore la violence ouverte et aveugle permanente "<br /> <br /> insulte lamentable digne d'un procureur bourgeois<br /> déjà c'est la Fraction Armée Rouge (RAF), une organisation politique, pas des bandits<br /> et aucune de ces organisations n'a utilisé la violence aveugle, il ne s'agissait que de cibles très précises<br /> <br /> on est dans la calomnie typique du réformisme, du révisionnisme, rien à voir avec une critique léniniste saine des tactiques erronées des organisations anti-impérialistes armées des années 70-80 en Europe qui ont été de grands alliés des causes palestinienne, sandiniste, des peuples d'Anatolie (turc, kurde, arménien, arabe, assyrien etc)..
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