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Classiques ou avant-gardistes, quelles formes pour un art populaire et révolutionnaire au XXIème siècle ? (2) : la dimension classique

L'article précédent.

Mais revenons-en à la Russie soviétique. Comme nous avons pu le voir, la question de la forme y a donné lieu à  de nombreux débats durant les années 20. Et cette décennie, qui correspondait à une phase de rupture révolutionnaire avec l'Ancien Régime, fut, sur le plan artistique, celle de l'ouverture des vannes. L'expérimentation et la diversité étaient alors nécessaires pour pouvoir juger, par la comparaison, de quelles formes étaient les plus adéquates à un art populaire et révolutionnaire. Et si les années 20 furent celles de l'ouverture des vannes, les années 30 furent celles de la canalisation. Cette volonté de rationalisation dans le domaine artistique coïncidait avec une nouvelle phase dans laquelle entrait alors l'État soviétique : la rupture révolutionnaire avec l'ordre ancien était à présent actée, il fallait désormais s'atteler à la tâche difficile de construction du socialisme dans un pays ravagé par la guerre et en état d'arriération économique. La collectivisation des terres s'imposait pour mettre fin aux famines épisodiques qui sévissaient depuis l'époque des tsars, de même qu'une politique volontariste d'industrialisation se mettait en place pour permettre au pays de s'extirper de cet état d'arriération économique et de se hisser au rang de grande puissance industrielle. Ainsi, dans un contexte où les constructeurs et les bâtisseurs de la société nouvelle étaient à l'honneur, une certaine forme de rationalité classique allait s'imposer dans la culture soviétique. C'est lors de son premier congrès en 1934 que l'Union des écrivains soviétiques forgea le concept de « réalisme socialiste » pour définir les nouvelles orientations que les artistes soviétiques s'étaient imposées depuis la fin des années 20 : « Le réalisme socialiste, étant la méthode fondamentale de la littérature et de la critique littéraire soviétiques, exige de l'artiste une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. D'autre part, la véracité et le caractère historiquement concret de la représentation artistique du réel doivent se combiner à la tâche de la transformation et de l'éducation idéologiques des travailleurs dans l'esprit du socialisme. » Il s'agit alors de représenter le réel de façon à mettre en valeur ce qui, dans le réel, tend vers le progrès, et préfigure l'avènement du communisme : la joie dans le travail, la force du collectif, la dignité humaine, la solidarité, la justice, l'empathie, l'héroïsme et le dévouement.

 

Ainsi, au temps des représentations romantiques de la Révolution faite de bruit et de fureur succède le temps d'un idéal classique dans les représentations que font les artistes de la construction du socialisme, qui implique l'harmonie et la juste mesure dans une forme épurée à l'image de l'humilité que requiert un tel but. Dans son article « Les sources sociales de la musique » paru en 1931, Lounatcharski (directeur de l'Institut de la Littérature, des Arts et du Langage et ancien Commissaire du peuple à l'Éducation) déclare : « Puisse-t-il y avoir plutôt chez nous une musique apollinienne, qui parte de la raison, de l'activité et de la fraîcheur. Qu'il y ait dans notre musique de l'érotisme mais que cela ne soit pas un dérèglement. Puisse notre musique être l'expression des sentiments d'un jeune homme s'approchant d'une jeune femme, de la mère de ses futurs enfants (pour reprendre les mots de Tchernychevski). Nous ne nions absolument pas une telle forme d'expression. Mais elle devrait provenir du combat, du travail, de la force et de la joie qui coule à travers les champs. » Il faut aussi voir derrière cet idéal classique la volonté de créer une culture soviétique qui, étant à l'image du monde plus humain qu'elle a l'ambition de bâtir, s'oppose au décadentisme bourgeois qui règne dans la culture de l'Occident capitaliste, et dont le surréalisme était alors la tête de pont.

 

Cependant, si le réalisme socialiste s'opposait au décadentisme bourgeois, il n'était pas hostile aux avant-gardes, dont il était, à l'origine, conçu comme une synthèse.

Nous aurions tort, en effet, d'opposer de façon dualiste le classique à l'avant-garde, d'autant plus lorsqu'on constate que le courant artistique qu'on appelle en France le classicisme fut lui-même un courant d'avant-garde, dans la mesure où il incarnait une volonté d'épurer les formes de la représentation artistique et de rendre la raison accessible au peuple dont il valorisait le bon sens. En effet, né dans la seconde moitié du XVIIème siècle, ce courant s'opposait au baroque (courant emblématique du triomphe de la réaction catholique sur la réforme luthérienne), dans un contexte où le rationalisme prôné par Descartes questionnait les dogmes religieux. Et ce courant, devenu la norme durant ce qu'on appelle le siècle des Lumières, fut élevé au rang d'art officiel au cours de la Révolution française, dont Jacques-Louis David fut l'artiste le plus emblématique, avec son célèbre Serment du jeu de paume, ainsi que La Mort de Marat.

En Union soviétique, cet idéal classique de la période stalinienne fut particulièrement incarné par l'architecture. On peut penser notamment au fameux métro de Moscou, dont la conception fut élaborée par des architectes dont l'objectif était de bâtir un véritable palais du peuple.

 

Néanmoins, il importe aux artistes révolutionnaires d'établir un bilan lucide de ce que fut le réalisme socialiste. Car si celui-ci a permis une rationalisation salutaire de la production artistique soviétique, certaines orientations, impulsées notamment par Jdanov, ont pu conduire celui-ci dans les écueils du normativisme et de l'académisme, en fermant la porte à toute forme d'innovation et d'influence étrangère. Ainsi, faute d'avoir su penser la relation dialectique qui unit le classique et l'avant-garde, le jdanovisme a en partie stérilisé, dans les quelques années qui suivent la Seconde guerre mondiale, la création artistique soviétique. C'est ce que montre Adolfo Sanchez Vázquez dans son ouvrage Les idées esthétiques de Marx (qui est une synthèse des conférences qu'il a données à l'Université de La Havane en 1964), dans un chapitre consacré au réalisme socialiste. Néanmoins, celui-ci en tire une conclusion intéressante qui mériterait d'être débattue : « Toutefois, le dogmatisme et le sectarisme qui, au nom du réalisme socialiste, s'imposèrent à l'art dans ses relations au réel, ne pouvaient aucunement invalider la légitimité d'un réalisme ouvert, profond et riche, c'est-à-dire d'un réalisme si large et si différent qu'il était semblable à la réalité même, un réalisme qui, loin de trouver dans le marxisme-léninisme un frein pour saisir le réel, voyait en lui la perspective idéologique la plus adéquate pour apercevoir la richesse et le mouvement du réel. »

 

Blu

 

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