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Classiques ou avant-gardistes, quelles formes pour un art populaire et révolutionnaire au XXIème siècle ? (1) : l'avant-garde

Une problématique aussi vaste mériterait certainement un ouvrage en plusieurs tomes, si ce n'est une bibliothèque entière. C’est pourquoi l'objectif que se fixe le sous-collectif contre-culture, par le biais de ce modeste article, n'est pas d'imposer des réponses définitives à une question aussi fondamentale et de clore ainsi le débat. A l'inverse, cet article a vocation à devenir le point de départ d'une discussion impliquant tous les artistes révolutionnaires et tous les communistes qui s'intéressent aux questions culturelles et artistiques. C'est pourquoi, sans entrer dans de longs développements, nous allons proposer différentes pistes qui pourront, le cas échéant, faire l'objet d'une réflexion plus approfondie.
 
 Pour commencer, afin de lever toute ambiguïté, il convient de définir les termes.
 Ici nous traitons de la forme, c'est-à-dire non pas du sujet représenté, mais de la représentation elle-même, des choix techniques et esthétiques de l'artiste, autrement dit de son style.
 Qu'entendons-nous par un « art populaire »? Pour bien saisir l'enjeu de la problématique, il convient ici d'opérer une distinction : partant du principe que l'art populaire est l'art produit par le peuple et pour le peuple, celui-ci ne doit pas être confondu avec les productions culturelles les plus consommées par le peuple travailleur et la jeunesse populaire de notre pays et de notre époque, c'est-à-dire celles issues de la culture de masse d'origine ou d'inspiration étasunienne, et qu'on désigne généralement par l'anglicisme « pop culture » . En effet, la culture de masse suppose la passivité du peuple (considéré non pas comme un ensemble de citoyens souverains, mais comme un conglomérat de consommateurs individuels, voire de communautés représentant chacune une part de marché spécifique), placé comme simple spectateur d'une production marchande qu'il consomme et qui lui transmet les valeurs de la classe dominante en lui suggérant de l'imiter. L'art populaire, à l'inverse, implique la participation pleine et entière du peuple à la fois en tant que sujet, acteur et spectateur de l'œuvre. Par conséquent l'art populaire ne saurait être produit que par un peuple qui cesse d'être un objet qui se laisse définir et assigner une place par la classe dominante pour devenir un sujet conscient de lui-même, de ses intérêts et de ses forces, et qui est en pleine capacité de définir ses propres objectifs et de se mobiliser pour les atteindre. En cela, et contrairement à la culture de masse qui vise à l'aliéner en lui inculquant une mentalité bourgeoise, l'art populaire ne peut se concevoir autrement que dans le cadre d'un processus d'émancipation du peuple. Émancipation dont il est à la fois un produit et une force motrice.
 Ainsi, l'art populaire est conduit dialectiquement à se faire art révolutionnaire. D'une part parce qu'il est le fruit des condi
tions matérielles de la révolution sociale (et antérieurement des prémisses de la révolution sociale qui sommeille dans les contradictions du capitalisme), et d'autre part, parce qu'il participe lui-même à l'engendrement de ces conditions sur le plan de la subjectivité.

 

Il nous faut enfin définir les deux termes de la contradiction : « classique » et « avant-gardiste ».
 La forme classique, c'est celle qu'on emprunte à la tradition, celle qui est codifiée et régulée d'une telle manière qu'elle doit garantir la juste mesure indispensable à la cohérence de l'œuvre, autrement dit de son harmonie (qu'on assimile à la perfection). Elle a vocation à mettre en valeur l'héritage culturel des anciennes générations afin de le transmettre aux nouvelles.
 A l'inverse, la forme avant-gardiste est précisément celle qui rompt avec la tradition, celle qui s'affranchit des codes et des règles héritées du passé. Elle cherche la beauté non pas dans ce qui est permanent et intemporel (harmonieux), mais au contraire dans ce qui est moderne, éphémère et inconstant, dans ce qui est sujet à la vitesse et au mouvement. Celle-ci ce conçoit comme une expérimentation qui vise à dépasser les contradictions de notre héritage culturel face à l'évolution du monde.

 Maintenant que nous avons clarifié les termes de notre problématique, comment y répondre de la façon la plus juste ? Nous sommes ici face à une contradiction apparemment insoluble. Et lorsqu'on se retrouve confronté à une contradiction, il est un écueil dans lequel on peut très facilement se laisser prendre au piège : celui de l'attitude métaphysique. En effet, face à une telle contradiction, il peut être tentant d'opérer une opposition dualiste du type « le classique c'est le classique et l'avant-garde c'est l'avant-garde ». Alors certains jugeront qu'un art populaire et révolutionnaire doit être purement classique car il devrait être le digne représentant de l'héritage culturel de notre patrie et de toute l'humanité, ce qui exclurait d'avance toute fantaisie novatrice qui porterait atteinte à la pureté de cet héritage. D'autres encore jugeront que celui-ci doit être strictement avant-gardiste car il devrait se faire l'écho superstructurel des grands bouleversements de la révolution sociale, ce qui exclurait d'avance toute forme de rationalisation harmonieuse qui entraverait la spontanéité artistique de la révolution. Il faut le dire : cette façon de poser le problème est étrangère au marxisme. Et comme en tout domaine, ce qui nous permettra de résoudre au mieux ce problème, c'est précisément d'adopter une attitude marxiste, c'est-à-dire de penser la contradiction de façon dialectique. En effet, nous verrons d'une part qu'une œuvre ne peut devenir classique sans rompre avec la tradition, et que d'autre part un art d'expérimentation ne peut jouer pleinement son rôle d'avant-garde s'il exclut toute régulation et toute référence à la tradition.
 Par conséquent, un art populaire et révolutionnaire, dialectique aussi bien quant à la forme et au contenu, ne saurait considérer le classique et l'avant-garde comme deux ennemis irréconciliables. A l'inverse il ne peut les concevoir autrement que comme deux forces complémentaires qui, combinées intelligemment, forment le moteur de la créativité artistique d'un peuple qui s'éveille à la souveraineté.

 

Dans la mesure où la révolution sociale constitue un bouleversement complet des structures qui, jusqu'à son avènement, régissent une société, celle-ci engendre nécessairement une rupture dans la production artistique avec les règles et les codes hérités du passé. Et cette rupture avec la tradition dans le domaine artistique est en réalité le prolongement de celle qui se produit sur les plans économique et politique. En effet, le renversement de la classe dominante et l'exercice de la souveraineté populaire impliquent forcément une rupture idéologique. Et celle-ci conduit à remettre en question tous les principes et les valeurs qui justifiaient l'asservissement du peuple travailleur à ses exploiteurs : la superstition, les dogmes religieux, l'individualisme, les préjugés racistes ou sexistes, l'essence supérieure des membres de la classe dominante, la corruption, le caractère sacré de la propriété privée et de la famille, etc. Tout ce qui faisait le socle idéologique du monde ancien se voit balayé par la volonté populaire de construire une société de paix, de justice et de vertu où la dignité humaine, le bonheur commun et la liberté sont mis au centre des préoccupations. Et c'est ainsi que les codes et règles artistiques hérités du monde ancien se retrouvent en inadéquation avec ce monde nouveau qu'engendre la révolution sociale. Les artistes révolutionnaires sont alors face à la nécessité de s'émanciper de ces règles pour expérimenter des formes nouvelles qui soient véritablement capables de dire ce qu'est fondamentalement cette société nouvelle en construction.

Et c'est précisément ce phénomène que nous avons pu observer dans la Russie soviétique naissante. Ce pays fut en effet, durant les années 20 du siècle précédent, le théâtre d'une effervescence artistique comme il s'en était rarement produit dans l'histoire de l'humanité. Les avant-gardes, sorties de l'ombre à la faveur de la Révolution de Février qui avait balayé l'ancien régime tsariste où l'académisme le plus étriqué régnait en maître, tiennent à partir de la Révolution d'Octobre le haut du pavé. C'est ainsi que tous les domaines de l'art, qu'il s'agisse de la littérature, de la musique, du cinéma ou des arts picturaux deviennent autant de champs d'expérimentation pour les artistes révolutionnaires. La Russie soviétique voit alors s'épanouir des courants artistiques aussi divers et variés que le symbolisme, le futurisme, le cubo-futurisme, le suprématisme ou le constructivisme. On peut penser à certaines figures majeures qui ont marqué durablement l'histoire de l'art : Malévitch en peinture, Maïakovski et Mandelstam en littérature, Prokofiev et Chostakovitch en musique, Eisenstein, Kouletchov et Dziga Vertov pour ce qui est du cinéma. Les œuvres de ces artistes sont révolutionnaires aussi bien en ce qui concerne le contenu que la forme. Et cette démarche expérimentale est encouragée par les institutions de la jeune République soviétique qui a besoin d'un art de propagande efficace qui soit apte à mobiliser les masses pour le combat révolutionnaire dans un contexte de guerre civile et d'encerclement impérialiste. Dans son ouvrage L'art et la révolution, le poète péruvien César Vallejo donne une définition assez précise de cet art de propagande révolutionnaire : « La forme de l'art révolutionnaire doit être la plus directe, simple et désincarnée possible. Un réalisme implacable. Élaboration minimale. L'émotion doit se trouver par le chemin le plus court et à brûle-pourpoint. Art de premier plan. Phobie de la demi-teinte et de la nuance. Tout doit être brut, avec des angles et non des courbes, mais lourd, barbare, brutal, comme dans les tranchées. »
 Cependant, cette volonté de rupture avec la tradition a pu donner lieu à certains excès qui se manifes
taient non par une réactualisation d'un héritage culturel, mais par une volonté d'annihilation pure et simple de celui-ci, avec la prétention de créer un art nouveau à partir de rien. Et cette tendance fut incarnée, à cette époque, par le Proletkult, association d'artistes révolutionnaires qui avait pour objectif de concevoir un art prolétarien libéré des influences bourgeoises. En effet, c'est le poète Vladimir Kirillov, délégué au Comité central du Proletkult qui lance le mot d'ordre le plus représentatif de la façon dont cette organisation conçoit l'art révolutionnaire : « Au nom de notre avenir, nous brûlerons Raphaël, nous détruirons les musées et nous piétinerons les fleurs de l'art. »
 Néanmoins, le Parti Communiste de Russie a très rapidement dénoncé cette forme de nihilisme artistique comme relevant d'une culture bourgeoise étrangère à celle du prolétariat révolutionnaire, comme le montre le philosophe mexicain Adolfo Sanchez Vázquez dans son ouvrage Les idées esthétiques de Marx : « Dans une question assez débattue durant cette période - la valeur de l'héritage des classiques -, face à laquelle les attitudes nihilistes au nom du nouveau ne manquaient pas, Lounatcharski sut retrouver les réflexions de Marx sur l'éternelle fascination de l'art grec, sur les classiques, et en particulier, sur les particularités du développement artistique. Et dans cette attitude vivante et ouverte sur les valeurs du passé, il se trouva épaulé par Lénine qui, de même que Lounatcharski, s'opposait à une "culture de jardin d'hiver" comme celle prêchée par le Proletkult. »
 En effet, cette manière qu'avait le Proletkult de concevoir l'avant-garde artistique n'est pas tant celle du prolétariat révolutionnaire que celle de la bourgeoisie décadente, qu'on retrouve d'ailleurs dans
un courant artistique contemporain du Proletkult en Europe occidentale : le surréalisme.
 
 Ici, une digression s'impose concernant ce courant artistique, car il a influencé une grande partie de la création artistique d'Europe occidentale.
 Le surréalisme, p
ar bien des aspects, a une dimension contestataire à l'encontre des valeurs de la bourgeoisie (rejet du militarisme, de l'utilitarisme, du virilisme, du chauvinisme, de la religion et de la famille) dans un contexte où la guerre impérialiste de 14-18, en dévoilant le mépris pour la vie humaine dont était capable la bourgeoisie décadente, a produit cette contestation de la part du peuple travailleur et des intellectuels humanistes. Et c'est précisément cette dimension contestataire qui lui a donné l'aura qu'il a pu avoir durant les années 20. Mais ne nous y trompons pas : cette contestation par le surréalisme de l'ordre établi est davantage une contestation de révolté qu'une contestation de révolutionnaire. En effet, le surréalisme ne propose pas tant de transformer le monde, en dépit de la phraséologie révolutionnaire qui caractérise le Manifeste du surréalisme rédigé par André Breton, que de le fuir en trouvant refuge dans le rêve et la marginalité.
 Il y a néanmoins cette contestation de l'ordre établi dont le surréalisme est porteur, de même que la volonté de l'artiste surréaliste de donner du sens à son œuvre.
 Autant de choses qui sont absentes de ce qu'on appelle aujourd'hui l'art contemporain. Nous avons ici affaire à l'extension de la logique néolibérale au domaine de l'art. Travail de conception et de réalisation au service de la recherche du beau, rassemblement des hommes autour de références culturelles communes qui créent un sentiment d'appartenance à la Cité : toutes les fonctions anthropologiques qui sont au fondement même de la création artistique se voient ainsi déchues au profit d'œuvres devenues de purs concepts dont le spectateur ne peut interpréter le sens que par sa subjectivité individuelle, et dont la valeur n'est pas tant déterminée par des considérations esthétiques que par la potentielle plus-value dont l'acheteur peut espérer bénéficier. Relativisme, mercantilisme, subjectivisme, individualisme, mépris du travail et nihilisme : telles sont les valeurs véhiculées par l'art contemporain.

 

Blu

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