Il y a 150 ans naissait à Vladimir Illich Oulianov, dit Lénine. La situation actuelle démontre l’actualité de la méthode et des résultats du révolutionnaire russe. Initiative Communiste a interrogé à ce sujet Georges Gastaud, auteur en 2017 d’un essai, Le nouveau défi léniniste, paru aux éditions Delga.
IC – Né il y a 150 ans, Lénine a-t-il encore une actualité pour nous ?
Oui, bien sûr. Lénine fut et reste une figure de proue de la praxis révolutionnaire, de la construction politique, de l’art militaire, de l’édification économique, de la bataille culturelle et de la pensée théorique ; ce n’est pas un éloge, c’est un constat. Or, comme l’a montré Hegel, de tels hommes ne vieillissent pas et sont mille fois plus modernes, inoubliables et actuel au plein sens du mot que ne le seront jamais les « hauts personnages » de l’oligarchie actuelle dont on retiendra aussi peu les noms dans dix ans que l’on ne sait les noms des présidents de la IIIème République ou les patronymes des anciens rois d’Austrasie. Pour me résumer à l’extrême (ceux qui voudraient en savoir plus peuvent passer commande du Nouveau défi léniniste chez Delga !), je dirais que Lénine nous est indispensable…
Dès 1908, Lénine a compris qu’une révolution majeure commençait d’ébranler les sciences physiques et il s’est intéressé avec sagacité aux polémiques menées par Ernst Mach, Henri Poincaré et par bien d’autres physiciens d’avant-garde de son temps. Doté d’une grande finesse critique et armé d’une profonde maîtrise des orientations matérialistes en épistémologie, Lénine a compris que c’était la forme, et non le contenu principiel des catégories de matière, d’énergie, etc. qui changeait. Alors que certains physiciens rejetaient la nouvelle physique émergente ou qu’à l’inverse, un Poincaré, par ex., dérapait vers l’immatérialisme et déclarait que « la matière disparaît », alors qu’Ostwald prétendait substituer l’ « énergétisme » au matérialisme philosophique, le fin dialecticien qu’était Lénine fit preuve d’un grand sang-froid théorique ; il montra que c’est la conception purement mécaniste de la matière qui devait céder le pas à une conception plus riche, plus large, en somme plus dialectique de la nature physique : une conception nouvelle dans laquelle la matière ne serait plus articulée du dehors, « métaphysiquement », à l’énergie, au vide, à l’espace-temps, etc., comme c’était encore le cas dans la physique d’inspiration newtonienne, mais où tout au contraire, les scientifiques auraient à comprendre en profondeur cette phrase anticipatrice d’Engels, lui-même passionné de sciences de la nature, selon laquelle « il n’y a pas plus de matière sans mouvement que de mouvement sans matière » : bref, le matérialisme doit apprendre à se dialectiser, à sortir de conceptions essentiellement statiques de la matérialité (et essentiellement métaphysiques, non matérialistes, de l’espace, du temps, du vide, etc. ; de même qu’à l’inverse, la dialectique doit se matérialiser et rompre avec ses origines largement idéalistes (planonisantes ou hégéliennes). D’où le travail de fond qu’entreprendra ultérieurement Lénine en lisant et en annotant la Grande Logique de Hegel, ce livre que des lecteurs communistes superficiels qualifieraient sans doute d’ « abscons » et que Lénine jugeait à la fois « le plus idéaliste et le plus matérialiste » du grand logicien allemand. Lénine donna ainsi l’exemple – sans pouvoir mener cette étude à son terme étant donné l’emballement de l’histoire – d’une pratique philosophique de type nouveau où l’élaboration des catégories logiques doit sans cesse se croiser à la réflexion sur les progrès de notre connaissance de la matière… et aux innovations de la pratique révolutionnaire. Les grands livres de référence en la matière sont Matérialisme et empiriocriticisme et les Cahiers sur la dialectique de Hegel, des textes d’étude qui ne seront publiés que longtemps après la mort de Lénine. Quand on prend connaissance des débats théoriques actuels sur l’ontologie des sciences physiques ou cosmologiques, sans parler des débats théoriques sur l’économie, on ne peut être que frappé sur le champ par la modernité de la démarche léniniste dont la méthodologie dia-matérialiste invite, hier comme aujourd’hui, à ne pas opposer par exemple « la matière » à l’ « antimatière » ou l’ « énergie » au « vide quantique », et qui refuse par exemple de confondre « le travail productif » ou « le prolétariat » pris dans leur essence, avec tel mode d’existence daté de la classe ouvrière ou du travail salarié…
On est donc ici à mille lieues comme on le voit de la représentation courante d’un Lénine pur « praticien » de la « théorie » de Marx, comme si ce dernier n’avait pas été AUSSI un grand organisateur pratique du prolétariat (le fondateur notamment de la Première Internationale !) et comme si, à l’inverse, Lénine n’avait été qu’une sorte d’agitateur des passions populaires slaves… À l’instar d’Engels, qui jouera un grand rôle dans la formation de la Deuxième Internationale (dont la dégénérescence politique eut lieu après sa mort), et qui fut un vrai savant, notamment en anthropologie, et une sorte de nouvel Encyclopédiste (il faut lire et relire sa Dialectique de la nature, inédite de son vivant) Marx et Lénine surent s’appliquer pleinement le précepte de l’unité dialectique de la théorie et de la pratique : toute pratique marxiste est fortement théorique, sous peine de tomber dans le spontanéisme plat et stérile, de même que toute théorie marxiste se confronte organiquement aux sciences, au devenir culturel et aux luttes pour la transformation sociale.
Et le fait de comparer ces géants de l’intellect aux scribouillards ineptes que furent Mussolini et Hitler dans le domaine de la théorie politique, montre toute la sottise de l’idéologie dite « antitotalitaire » qui déshonore le programme officiel d’histoire de nos collèges et lycées, prêts à tous les amalgames les plus ineptes.
Lénine ne fut pas qu’un lecteur rigoureux du Capital. Il a notamment rendu compte dans le détail du devenir du capitalisme mondial à l’époque du capitalisme monopoliste évoluant vers le Capitalisme monopoliste d’Etat : alors que Marx et Engels pouvaient encore, à juste titre, célébrer la dimension partiellement progressiste du capitalisme libéral et concurrentiel de leur temps, Lénine a saisi que le capitalisme « moderne », principalement marqué par la baisse tendancielle du taux de profit prévue par Marx, était désormais massivement tourné vers la constitution de monopoles capitaliste truquant la concurrence, pratiquant l’exportation massive des capitaux, organisant la prédominance du capital financier, généralisant le pillage de l’Orient – Chine en tête – , suscitant des luttes inter-impérialistes impitoyables pour le repartage colonial du monde, allumant sans fin de nouvelles guerres impérialistes (les tendances à la lutte entre blocs impérialistes l’emportant sur les trêves entre empires rivaux : nous sommes à des kilomètres de la sotte « mondialisation heureuse » d’un Alain Minc ou des théories gauchistes de T. Negri sur « l’Empire et la multitude »…). Le capitalisme-impérialisme, c’est aussi le bridage insidieux ou brutal des forces productives (la recherche technico-scientifique principalement canalisée vers la recherche du profit maximal) et la montée du parasitisme économique dans les métropoles impérialistes : dès 1916, s’appuyant sur les travaux d’Hobson, Lénine (L’impérialisme, stade suprême du capitalisme) montrait la tendance fondamentale des métropoles impérialistes à délocaliser la production industrielle vers les pays à bas coûts salariaux, à accaparer les moyens techniques du pouvoir et de l’influence dans les pays riches tout en réduisant à domicile l’impact social des classes ouvrière et paysanne dont l’existence sociale repose sur le travail productif (on est désormais en pleine explosion de ce parasitisme avec l’euro-casse de l’industrie en France et avec la montée vertigineuse des couches dites « bobos » qui donnent le ton dans les grandes villes de France, notamment Paris : milieux de la pub, de la finance, de la com, etc.). Tout cela a abouti à l’idée, exposée par Lénine en pleine Guerre mondiale de 14/18, que l’impérialisme est la « réaction sur toute la ligne » ; si bien que l’actuelle phase impérialiste du capitalisme dévoie ou renie selon les cas les orientations encore partiellement progressistes de la phase libéral-démocratique et antiféodale de l’histoire capitaliste (mouvement des nationalités du 19ème siècle) : ce n’est pas pour rien que la grande bourgeoisie macroniste actuelle diabolise comme jamais, soit dit en passant, Robespierre et le jacobinisme qui accouchèrent pourtant de la révolution bourgeoise-démocratique dans notre pays…
Mais l’impérialisme, c’est aussi l’usurpation du sentiment national, en lui-même légitime et initialement progressiste (pensons aux Soldats de l’An II…), pour déguiser les visées prédatrices des oligarchies financières ; et parallèlement, c’est la double montée en puissance
- des formes politiques brutales et barbares, ouvertement non démocratiques, de la domination oligarchique (on ne disait pas encore le fascisme, mais Engels avait déjà prévu que tôt ou tard, l’humanité devrait choisir entre socialisme et barbarie…), et
- de l’opportunisme social-démocrate et réformiste, voire – à notre époque où le patronat s’efforce de tout reprendre aux travailleurs, de l’opportunisme CONTRE-réformiste à la Laurent Berger : car l’exportation des capitaux et la surexploitation des colonies permettent aux oligarchies capitalistes d’acheter la paix sociale dans les métropoles en corrompant les bureaucraties politiques et syndicales du mouvement ouvrier.
Lénine a mis en lumière les traits politiques majeurs du capitalisme contemporain
Dans le cadre de cette analyse de l’impérialisme, Lénine mettra en lumière plusieurs traits politiques majeurs du capitalisme contemporain :
La loi d’inégal développement qui interdit aux impérialismes d’harmoniser leurs économies et de s’unifier durablement entre eux, tant le capitalisme est essentiellement un mode d’existence anarchique de la production et de l’échange ; cette loi du développement inégal conduit, périodiquement, à « promouvoir » certains impérialismes au détriment d’autres, qui sont périodiquement déclassés ; et cela pousse inexorablement les empires capitalistes à s’affronter sans relâche, tout en s’unifiant pour combattre les peuples et les expériences socialistes émergentes, ainsi qu’on l’a vu à l’époque de la guerre dite « froide » et comme on le voit aujourd’hui (entre autres) quand l’Europe allemande et les USA, pourtant rivaux sur le plan monétaire et commercial, font front commun contre Cuba et les pays de l’ALBA, ou appuient tous deux leurs talons de fer sur la tête du peuple palestinien ;
De ce point de vue, Lénine comprit très vite, à la fois contre l’aile droite du mouvement ouvrier représentée par Kautsky, et contre l’aile gauchisante représentée par Trotski (et pour une part, par Rosa Luxemburg, contre laquelle Oulianov – qui ne l’en admirait pas moins – écrira la brochure Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes), que l’avenir n’est nullement aux « Etats-Unis d’Europe », fussent-ils proclamés « socialistes ». Une telle Europe fédérale, que certains pacifistes –attirés en réalité par un supranationalisme impérial inconscient – promouvaient déjà durant la Première Guerre mondiale, ne pouvait être une solution progressiste à la situation sans issue d’un monde capitaliste de plus en plus barbare : « en régime capitaliste, dira Lénine, les États-Unis d’Europe ne sauraient être qu’utopiques ou réactionnaires ». Utopiques car en réalité, ils n’harmoniseront pas les rapports entre Etats européens fédérés mais soumettront impitoyablement les plus faibles aux plus puissants d’entre eux (voir comment Berlin a par ex. traité Athènes, Lisbonne ou Madrid ces dernières années : en « PIGS » : « cochons »). Ou bien carrément réactionnaires car ces États-Unis d’Europe fédérant des puissances de nature capitaliste-impérialiste (Allemagne, France, Angleterre…) ne peuvent être au mieux qu’un cartel prédateur d’États-brigands et nantis écrasant en commun le mouvement ouvrier et les mouvements de libération des colonies ; bref, les « marxistes » actuels (type Lutte ouvrière ou NPA), ou pire, les pseudo- « marxistes-léninistes » actuels qui traitent comme l’UE et la sortie de l’UE comme une bricole politique, qui opposent la lutte pour le socialisme à l’émancipation des peuples par rapport à l’UE, n’ont strictement rien compris au léninisme.
Qui, dialectiquement, refuse d’opposer l’internationalisme prolétarien au droit des nations à disposer d’elles-mêmes : d’abord parce que, à l’époque de l’impérialisme, l’exploitation éhontée des nations colonisées, voire des nations impérialistes soumises à d’autres et pillées par elles, peut comporter une signification anti-impérialiste totale ou partielle. D’où le complément apporté par l’Internationale communiste au célèbre mot d’ordre du “Manifeste communiste” : « prolétaires de tous les pays, peuples opprimés du monde, unissez-vous ! ». D’où aussi, sur un autre plan le fait que les léninistes français des années 1920 eurent raison de combattre l’exploitation française de la Ruhr alors que l’Allemagne ne cessait pas d’être un Etat impérialiste, et vice-versa, les communistes français eurent raison de combattre l’occupation allemande de leur pays alors que l’Etat français occupé demeurait structurellement impérialiste). D’où le fait que c’est en fusionnant, sur des bases anti-impérialistes, antifascistes, antiracistes, les revendications populaires, éventuellement socialistes, aux aspirations nationales légitimes des peuples que les grands combats communistes du 20ème siècle, de Stalingrad au Vietnam en passant par la Yougoslavie (libérée par les partisans communistes dirigés par le PCY), par la Chine (la libération nationale fut pilotée par le PCC) ou par l’Afrique lusophone (les libérateurs de l’Angola, du Mozambique, de la Guinée-Bissau, Neto, Machel, Cabral, étaient tous de culture communiste) unirent toutes d’une manière ou d’une autre le combat social au combat patriotique. Lénine lui-même disait partager la « fierté nationale des Grands-Russes » et se déclarait amoureux de la langue de son pays, distinguant bien évidemment le nationalisme (et le social-patriotisme impérialiste des réformistes qui n’en est qu’une projection) du patriotisme populaire : car le nationalisme impérialiste vise à l’oppression des peuples étrangers (et des minorités nationales « internes »), alors que le patriotisme populaire vise à affranchir les peuples de l’oppression impérialiste ; l’égalité et la solidarité entre les peuples constituent donc des critères assez simples permettant de distinguer le patriotisme populaire du nationalisme, du colonialisme, du racisme et du chauvinisme impérialistes. Et c’est ainsi que Lénine concevra la constitution d’une Union des Républiques Socialistes Soviétiques où la Russie ne serait pas prédominante, où chaque république fédérée jouirait du droit de se détacher de la Russie, et tout cela dans la perspective affichée du renforcement du camp socialiste et jamais comme un encouragement aux national-séparatismes réactionnaires (tels qu’on les a vu tristement proliférer en 1991 lors de l’éclatement de l’URSS, la séparation contre-révolutionnaire des pays baltes donnant le pouvoir sur place aux pires nostalgiques de Hitler !)… et tels qu’on voit aujourd’hui les forces européistes les encourager dans divers pays dont la France, pour disloquer les États-nations et stimuler la mise en place de ce que Bruno Le Maire appelle « l’empire européen »…
En politique proprement dite, Lénine fut, selon ses propres termes légèrement ironiques, un « marxiste orthodoxe », ce qui ne veut pas dire un théoricien simpliste tant la théorie marxiste de la révolution est riche et dialectiquement articulée. Contrairement à la politologie contemporaine qui ne connaît superficiellement que des « démocraties » et des « dictatures », le marxisme observe un fait patent que connaît d’expérience tout militant ouvrier chevronné : l’État, y compris l’État « démocratique » n’est pas « neutre », trônant « impartialement » au-dessus des classes en luttes. Tout État est démocratique d’une certaine façon (pour la classe dominante, y compris dans les périodes esclavagistes ou féodales où existaient toutes sortes de « conseils » et où le pouvoir absolu d’un seul n’a jamais été qu’une fiction) et dictatorial d’une autre façon : de cent façons il est là pour « mater » les classes dominées. Il s’ensuit que le passage du capitalisme au socialisme et au communisme ne saurait être gentiment graduel, pleinement pacifique, continu, insensible, comme le croient les réformistes et le révisionnisme moderne (par ex. les dirigeants du PCF parlant, dès les années 1980 de « l’avancée au pas à pas vers le socialisme autogestionnaire » et autres bluettes pour enfants sages. Le pouvoir d’une classe sociale ou d’un groupe de classes sur une autre classe sociale ou sur un autre groupe de classes ne se partageant pas (tant pis pour les Bergers du « dialogue social » n’apportant que des régressions !), il s’ensuit que le passage d’un mode de production à un autre de production ne saurait être qu’un basculement, donc qu’une révolution sociopolitique, quelle qu’en soit la forme (plus ou moins pacifique selon les cas) ; et une telle révolution sera potentiellement d’autant plus violente que les rapports de forces nationaux ou internationaux, et surtout, que la résistance opposée par la classe sociale en voie d’éviction, lui seront plus défavorables.
Dès lors, comme l’avait déjà signalé Marx dans son analyse critique de la Commune de Paris (“La guerre civile en France“), la classe ouvrière en révolution ne peut se contenter de récupérer tel quel l’appareil d’État bourgeois dont la police, l’armée, la justice, le fonctionnement institutionnel et même ce qu’Althusser, faisant suite à Gramsci, nommera les appareils idéologiques d’État (appareils religieux, école bourgeoise, médias dirait-on aujourd’hui, mais aussi appareil publicitaire, etc.) sont intrinsèquement façonnés par et pour les exigences de la domination (la classe dominante doit assurer des services publics indispensables au fonctionnement global de la société et au maintien d’un minimum de consentement social, mais même ces exigences sont en dernière analyse surplombées par l’impératif catégorique de la domination). Il faut donc « briser l’État bourgeois ». Ce qui ne signifie pas congédier les fonctionnaires – chaque passage des communistes au gouvernement les a au contraire sécurisés dans leur emploi et leurs libertés professionnelles (statut Thorez, statut Le Pors…) – mais qu’il faut révolutionner tous ces appareils d’État pour les approprier aux classes populaires, tant il est vrai que, comme le dira le philosophe communiste français Georges Politzer, « la nation, c’est le peuple ».
Dès lors la révolution se confond avec, d’une part la conquête du pouvoir d’État (qui ne se réduit pas à la victoire du parti communiste aux élections), d’autre part la nationalisation démocratique (en mouvement vers la socialisation proprement dite) des grands moyens de production, avec le pouvoir des travailleurs (ce que les classiques du marxisme ont appelé la dictature du prolétariat) et avec la refonte de l’appareil d’État de manière telle que les travailleurs soient concrètement en situation d’imposer des décisions qui leur soient favorables et d’en contrôler l’exécution. On voit aussi du même coup qu’il n’y a pas de muraille de Chine séparant la révolution socialiste et la construction du communisme dont Lénine dessine la visée dès la prise du pouvoir (voir par exemple les fameuses Thèses d’Avril 1917, écrites alors que Lénine est encore en exil). Le communisme, c’est-à-dire cette visée concrète vers laquelle le socialisme est sans cesse amené à s’auto-dépasser sous peine de régresser, et qui implique le passage d’une logique du profit maximal à une logique de satisfaction des besoins sociaux, d’une économie de marché anarchique vers une société démocratiquement planifiée (Lénine parle de la « société des coopérateurs civilisés »), d’une répartition fondée sur le principe : « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins » (ce qui inspirera la mise en place de la Sécurité sociale telle que la construira A. Croizat) et d’une société décloisonnée où la division en classes opposées cessera d’ossifier le corps social et où « le développement de chacun (sera) la condition du développement de tous ».
Dans une telle société, le dépérissement de l’État – y compris de l’État socialiste en tant qu’il est encore séparé de la société – n’est pas seulement une lointaine visée, c’est une tâche concrète de chaque instant dont “L’État et la révolution” (écrit en pleine révolution de 1917 !) décrit la logique implacable. Pour ne prendre qu’un exemple, en pleine « période spéciale », au moment où la Russie d’Eltsine s’acoquinait avec l’impérialisme étatsunien pour étrangler Cuba, la direction communiste du pays a « mis le paquet » sur l’éducation entièrement gratuite, sur les soins médicaux entièrement gratuits, sur le partage de la nourriture restante (le pays était de fait en état de siège) et des transports automobiles subsistants : de la sorte, la visée communiste de Cuba restait concrètement vivante pour la population alors que, économiquement parlant, les pénuries s’installaient et la production reculait de 40%. Et comme on sait, les ultimes textes de Lénine, blessé par balle et gravement malade, furent à la fois pour engager la construction du socialisme en URSS (le « socialisme en un seul pays » n’est pas une invention maligne de Staline !) et pour construire l’Internationale communiste, pour appeler à collectiviser et à prolétariser au maximum la direction du parti et de l’État, pour mettre en place l’ « Inspection ouvrière et paysanne » (afin de lutter contre l’étatisme et la bureaucratisation), pour refuser la militarisation des syndicats et de la production que proposait Trotski, pour insister sur l’égalité des républiques fédérées de l’URSS (sur ce plan Lénine s’opposa à certaines initiatives des Géorgiens Staline et Ordjonikidzé) et pour appeler à un développement large de l’initiative communiste des masses (La grande initiative, De la coopération).
Si l’histoire de l’URSS a vu par la suite se développer largement l’État, l’Armée rouge (y compris sa dimension professionnelle) et d’incontestables formes de bureaucratisation (que dénoncèrent, combattirent… ou que ne combattirent pas les successeurs de Lénine, cf le chapitre III de mon livre Mondialisation capitaliste et projet communiste, paru en 1997 au Temps des cerises, et intitulé “Pour une analyse révolutionnaire de la contre-révolution” : je ne puis développer ici), ces développements n’étaient nullement inscrits dans la matrice théorique du marxisme et du léninisme : ils eurent essentiellement à voir avec les conditions très dures et biaisées dans lesquelles dut se déployer la première expérience historique de construction d’une société socialiste : l’Union soviétique fut en effet constamment entourée et menacée par un monde capitaliste agressif qui lui infligea des contraintes terriblement usantes et déformantes : intervention de 18 pays impérialistes au cours de la Guerre civile de 1917/1921, invasion exterminatrice de Hitler (entre 25 et 30 millions de morts !), puis « équilibre au bord du gouffre » entretenu par l’impérialisme US, seul instigateur de tous les « tours » de la course aux armements nucléaires qu’initia le bombardement atomique du Japon.
Il ne m’est pas possible ici, faute de temps et de place de développer une analyse léniniste de ce que sont devenus les orientations léniniste en URSS et dans l’Internationale communiste après la mort d’Oulianov et je me contenterai donc de réaffirmer ce que j’ai développé cent fois par ailleurs : ce n’est pas par excès, mais par défaut de léninisme, que l’URSS, le camp socialiste et le Mouvement communiste international livrés aux déviations idéologiques croisées de l’opportunisme de droite (dont, pour finir, l’eurocommunisme et le gorbatchévisme) et de l’opportunisme de gauche (dont la coopération antisoviétique et antivietnamienne de la Chine dite maoïste de la fin des années 1970 avec les USA offrit un triste exemple) ont fini par succomber au décours des années 1989/91. Qu’il suffise ici de rappeler que tous les sondages réalisés en Russie depuis 1991 montrent que massivement, les Russes regrettent le socialisme expérience faite des deux systèmes sociaux. Pourquoi les Russes seraient-ils plus mauvais juges en la matière, eux qui ont fait l’expérience concrète du socialisme et de la restauration capitaliste – de la supériorité du socialisme (si déformé qu’il ait pu être, c’est une autre question) sur le capitalisme ; sauf bien entendu pour la minorité de « nouveaux Russes » chouchoutés par l’Occident qui se sont gobergés sur les privatisations de la propriété publique et de la Terre ?
La nécessité du parti communiste et de son efficacité par le centralisme démocratique : les leçons tirées par Lénine de l’expérience
Un point majeur de la construction théorico-politique cohérente du léninisme est la théorie du parti. Contrairement à ce qui est seriné par un certain nombre de « marxiens », sinon de marxistes, la théorie bolchevique du parti se situe dans le droit fil de la conception marxiste classique du parti communiste.
Marx et Engels sont partis du fait patent que les ouvriers servaient constamment de chair à canon aux révolutions bourgeoises (notamment en France : sous la Révolution bourgeoise démocratique, en 1830, en 1848…), qu’ils se faisaient tuer héroïquement pour la République « sociale », mais qu’une fois la fraction républicaine de la bourgeoisie installée au pouvoir, elle se retournait régulièrement contre le prolétariat qu’elle massacrait non moins massivement (pensons aux milliers de morts ouvriers fusillés en juin 1848 par le général « républicain » Cavaignac). Pour qu’il n’en fût plus ainsi, il fallait créer un parti ouvrier indépendant de toute bourgeoisie et de toute petite bourgeoisie.