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Du burlesque à l'obscène : le vaudeville stade suprême du capitalisme ?

Brève illustration pratique de “ La Destruction de la Raison” (Georg Lukacs).

Brève illustration pratique de “ La Destruction de la Raison” (Georg Lukacs).

“Je croyais vivre un drame romantique, mais il ne s’agissait peut-être que d’un vaudeville minable, aux relents de draps sales, une caleçonnade sinistre, où le cocu déclenche les rires gras en se cachant dans l’armoire ou sous le lit pour assister aux ébats de sa femme. Solange me répétait souvent : nous cherchons partout l’absolu, et nous ne rencontrons que le grotesque et la dérision”. Jean Pierre Martinet, “Jérôme”. 

 

“Il n’y a pas de drame chez nous, messieurs, ni de tragédie, il n’y a que du burlesque et de l’obscénité. On n’est pas heureux, mais on se marre bien. Jaune, bien sûr, mais enfin. Et puis avouons-le, le malheur fait rire”. Jean-Pierre Martinet, “La Grande Vie”.

 

Le Monde-d’avant crève, et il y a quelque chose de tragi-comique dans ce lent râle qui s’étire. Si pour cet immonde et redoutable réactionnaire de Schopenhauer, la vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui, il semble que nos existences basculent, comme l’écrit Martinet, du grotesque à l’obscène et du dérisoire au cruel. Mais, pourrait-on ajouter, si le malheur fait rire ce n’est jamais arbitrairement, car le rire est presque toujours un rire de classe. Pour les travailleurs les plus précaires et esclavagisés d’entre nous, il ne faut pas perdre de vue que cette bascule n’est pas un jeu comique, mais qu’elle se traduit par un écrasement matériel, impitoyable bien que progressif.

 

Par conséquent, si sur la scène du théâtre télévisuel, cet écrasement est souvent ponctué par des gloussements et des hoquets bruyamment médiatisés, ceux-là sont encore une fois déterminés par leur provenance de classe. Cet élément en tête, il nous serait fatal de se voiler la face sur la haine souterraine et puissante que nourrit, chaque jour un peu plus, un mode de production aussi contradictoire et brutal que le nôtre. Du fait de la crise, les couches moyennes qui collaborent activement au capitalisme subissent les amères conséquences de cette surdité. Et lorsque cesse cette dernière, le voile d’ignorance tombe comme un couperet. Cruelle désillusion, quoique bien plus douloureuse et tragique pour la piétaille petite-bourgeoise que pour les classes politiques dirigeantes, les milieux financiers transnationaux et les conseils centraux des grandes corporations mondiales qui, pour leur part, sont bien mieux protégés du réel.

 

Certains peuvent compatir au malheur qui s'abat sur les winners du monde d’hier, pas nous : il faut savoir se réserver le droit d’être méthodiquement rancunier. L’heureuse déliquescence des USA et des pseudos démocraties “occidentales”, ce n’est après tout que la revanche de 1991. On peut ajouter que l’assaut du Capitole par une foule de zigotos fascisants, libertariens, suprémacistes et wotanistes[1], n'est rien comparé à la crise constitutionnelle russe de 1993 (ce qui ne fut jamais, pour certains journalistes de l'époque, que juste "un peu de sang"[2]). Rappelons-nous de cette année où Eltsine, après une thérapie de choc et une avalanche de privatisations, envoya une bonne dizaine de tanks pilonner le Congrès des députés du peuple, avant de lui substituer la Douma, tout en interdisant purement et simplement les partis communistes. Le décalage de tels événements avec l’actualité chaude est notable, quand on considère une bande de clowns éruptifs qui se lancent dans du pillage et du saccage après s’être fanatisés sur le net autour d’une figure de chef fantasmée, Trump, qui lui-même est complètement dépassé par les évènements. On peut encore compter sur ce genre de carnaval sanglant (4 morts tout de même) pour ne jamais effleurer d’un cheveu les intérêts de Wall-Street, ou du complexe militaro-industriel. Quoi qu’il advienne, Vae victis, camarades yankees. Chacun son tour et à chacun son heure !

 

De même, le BREXIT est un heureux évènement, fut-il porté par un aristocrate conservateur de centre-droit. Il nous venge de Mitterrand, de Maastricht, du traité de Lisbonne, de la Troïka et de la Commission Européenne. Il nous venge aussi de légions d’ex-futurs-jeunes-cadres-dynamiques aux dents longues, dont les ambitions européennes se fracassent délicieusement contre le mur de la crise que traverse cette Union Européenne néfaste : inutile aux travailleurs, intentionnellement acéphale, régie par les trusts oligopolistiques et au service exclusif de la financiarisation des économies européennes. Il est d’ailleurs capital de noter que l’européanisation, la régionalisation et la décentralisation du politique ont curieusement conduit à une pratique de plus en plus personnelle du pouvoir, processus qui rappelle des évènements des années 1930-1945 sur lesquels l’historien Chapoutot a apporté des éclairages décisifs (lire à ce sujet son ouvrage “Libres d’obéir”).

 
 
Une certaine idée (bien chargée) de la France.

Une certaine idée (bien chargée) de la France.

Seulement, la réjouissance rancunière passée, nous faisons face à un vrai et grave problème. En politique, le fascisme est l’épilogue de la farce. Qu’entend-on par fascisme ? C’est le pouvoir terroriste, autoritaire et dictatorial de l’extrême droite dans une nation donnée, au service objectif des intérêts de la très haute bourgeoisie, pour laquelle elle fait le sale boulot sanguinaire nécessaire à la conservation de ses fortunes. Mais ce n’est pas tout, le fascisme est également un fondamentalisme dont le climat irrationaliste est le terreau parfait. En effet, le fascisme est une manière de réassurer, dans l’unité politique du “faisceau”, les fondamentaux (fantasmés) du sens politique et moral d’une civilisation, quand ceux-ci ont été détruits par capillarité. Une société capitaliste produit souvent dans sa psyché et sa culture, par le travail des clercs et des lettrés, un narratif commun afin de dépasser ses contradictions de classe. Et du fait de la destruction présente de ce sens commun, sa dilution, le fascisme doit presque nécessairement surgir, en dehors d'alternatives socialistes sérieuses. Car, comme l’écrit Walter Benjamin, chaque montée du fascisme ne témoigne-t-elle pas d'une révolution ratée ?

 

Il est donc tout à fait inquiétant que notre quotidien semble se réduire de plus en plus à une avalanche de mauvaises blagues, comme si notre civilisation capitaliste avait épuisé toutes ses cartes et joué tous ses Jokers. Le burlesque n’évacue que provisoirement le tragique, et cette évacuation prend des airs d’étouffement, sinon de dissimulation. En effet, l’hypothèse d’une dictature militaro-policière dans les pays occidentaux devient de fait une possibilité de plus en plus crédible afin de pérenniser la dictature du profit orchestré par une classe dirigeante, qui est elle-même de plus en plus confinée face à ce qu’on appelait jadis les “masses dangereuses”.

 

Des exemples de cet abondant règne du dérisoire qui présage du pire ? Prenez l’individu teigneux et malingre qui fait office de préfet de police à la ville de Paris. Le voilà, pour ses bons vœux 2021 qui nous cite Léon Trotsky[3] avec, on le devine, cette mauvaise moue sardonique et satisfaite dont il a le secret.

 

Et s’il n’y avait que cela!  Considérons maintenant Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l'Intérieur et chargée de la Citoyenneté. Voilà qu’avec la pleine conscience du prestige et de la gravité rattachées à sa fonction, Mme. Schiappa nous a vanté les mérites du lissage brésilien au terme d’une belle réclame publicitaire.

 

Parce qu’elle le vaut bien.

Parce qu’elle le vaut bien.

Avec une constance remarquable dans l’incarnation du sérieux dévolu à ses fonctions, on peut se souvenir qu’elle ne fit cette annonce, entre deux passages chez Cyril Hanouna, que bien après avoir rappelé, le 14 décembre 2020, l’objet précis de la lutte gouvernementale (sujet majeur!) contre la polygamie : “on ne va pas interdire les plans à trois, on ne va pas interdire l’infidélité, on ne va pas interdire le polyamour”, nous a-t-elle alors rassuré, au grand soulagement d’un Frédéric Haziza vacillant et pétri d’inquiètudes. Considérez à présent Benjamin Griveaux, qui s’est jadis si bien occupé de la BITD française (Base Industrielle Technologique de Défense). Le voilà qui traite François Ruffin de “rouge-brun” pour avoir oser évoquer (ô courage!) l’hypothèse de possiblement réguler les mouvements de capitaux, de marchandises et de personnes (Griveaux pouvant alors compter dans son entreprise fétide sur le support bileux de Philippe Poutou) ! En veut-on encore?

 

On apprend le 5 janvier 2021 que l’ancienne ministre de la santé, Agnès Buzyn, a intégré l’OMS où elle sera chargée du suivi des questions multilatérales, après avoir brillamment prévu le faible risque d’importer le virus. Il est curieux de reconnaître un tel statut à celle qui avait soutenu qu’“En termes de risques pour la France, les analyses de risques d’importation sont modélisées régulièrement par des équipes de recherche. Le risque d’importation de cas depuis Wuhan est modéré, il est maintenant pratiquement nul parce que la ville est isolée. Les risques de cas secondaires autour d’un cas importé sont très faibles, et les risques de propagation du coronavirus sont très faibles”. Des vertus promotionnelles de l’amnésie.

Aussi, en suivant cette mode qui se situe quelque part entre le “cause-toujours” consultatif et le cirque Pinder, 35 français seront bientôt tirés au sort pour se prononcer sur la stratégie vaccinale. Ceux-là auront finalement l’oreille attentive d’un Président dont le génie jupitérien lui permet à la fois d’être “maoïste”, “gilet-jaune”, “gaulois réfractaire” tout en rappelant, EN MÊME TEMPS, qu’il assume “d’être un libéral”, de ne pas croire “au modèle amish”, ajoutant que “le privilège blanc est un fait”, qu’il “n’y a pas de culture française” MAIS que “Pétain est un grand soldat” et que “Valeurs Actuelles c’est un très bon journal”. Des déclarations qui assaisonnent de conservatisme le fait de devoir “travailler pour avoir un costard” et saupoudrent de maurrassisme ses analyses sociologiques sur ces gens qui, dans les Gares de France, “ne sont rien”.

 
Emmanuel Macron, un disciple de Paul Ricoeur qui a le goût de la constance[4].

Emmanuel Macron, un disciple de Paul Ricoeur qui a le goût de la constance[4].

La “Fin de l’Histoire” s’écroule et la majestueuse Cité Étasunienne se voit progressivement vidée de ses illusions et de son sens, comme du narratif messianique qu’elle n’avait cessé de se raconter. Certes, mais on peut compter sur des esprits d’exception pour mettre en marche des luttes qui ont du sens et portent de l’élévation pour chacun d’entre nous. Ainsi, la France est le terrain d’une bataille homérique entre Karine Le Marchand et le collectif Gras Politique[5].

 

En effet, l’émission de Mme. Le Marchand “Opération renaissance” met en scène des candidats à des opérations de chirurgie bariatrique, dans un format qui épouse pleinement les canaux télévisuels classiques de la souffrance-spectacle. Il en a suivi une levée de boucliers sur “Twitter”, non pas pour défendre le sérieux politique des questions de santé publique, mais pour en dénoncer la “grossophobie”. Les tirs d’obus picrocholiens se sont alors manifestés par le biais d’une pétition, d’une avalanche de déclarations et, peut-être, qui sait, d’une plainte prochaine, aboutissant à un contentieux juridique pour “appel à la haine” ? On a toujours du mal à calmer les frissons épiques que nous procurent de tels enjeux titanesques, qui témoignent d’un grand sens des priorités chez ceux qui les portent.

 

La superstructure mondaine et culturelle est, elle aussi, au maximum de sa puissance d’érudition. Par exemple, au Brésil, tandis que Bolsonaro persécute les indigènes, les communistes, les syndicalistes et les combattants progressistes, une artiste brésilienne, Juliana Notari, crée après 11 mois de travail une vulve géante de 33 mètres de long et de 6 mètres de profondeur comme summum de son activisme politique.

 
C’est sublime et quiconque pense le contraire est un sexiste.

C’est sublime et quiconque pense le contraire est un sexiste.

Chez nous, en France, rien à voir. Le milieu culturel hexagonal a encore le goût de la grandeur. En effet, sur les réseaux français, Facebook promeut “The Artist Academy”, véritable dream team allant d’Eric-Emmanuel Schmitt à Patrick Bruel en passant par Yann Arthus Bertrand (chacun de ces messieurs ayant, non pas le besoin, mais le désir de vous apprendre à écrire, à chanter et à photographier, au terme d’une formation d’une centaine d’euros).

 
Le poète est un ouvrier, pensait bêtement Maïakovski. Eh bien non! Il apprend la cuisine littéraire avec Schmitt, il paie sa formation, ses stages et ses packs vidéos comme tout le monde !

Le poète est un ouvrier, pensait bêtement Maïakovski. Eh bien non! Il apprend la cuisine littéraire avec Schmitt, il paie sa formation, ses stages et ses packs vidéos comme tout le monde !

Et comme pour clore l’année 2020 et cette comédie humaine en apothéose, on peut enfin relever cette orgie bruxelloise[6] à laquelle participa Jozsef Szajer, eurodéputé réactionnaire hongrois du parti de Viktor Orban, qui fut pris la main dans le pot de confiture d’une partouze manifestement peu soucieuse des distanciations sociales. Le vaudeville est au sommet quand ce Jozsef Szajer, après une dure journée de défense de la grandeur de la Famille et de la Civilisation blanche, tente de s’enfuir par la gouttière avant d’être arrêté, nu comme un ver.

 

Les couches dominantes d’une civilisation qui crève, c’est triste à crever semble-t-il, mais également à mourir de rire. C’est qu’une crise comme la nôtre est pleine de dangers et de possibilités. Il s’agit de ce “clair-obscur”, qu’évoque Gramsci, d’où jaillissent des monstres et des mondes nouveaux. Malheureusement, la douleur d’un communiste est certainement de voir autant de portes s’ouvrir et de brouillard se dissiper, sans pourtant qu’aucune structure ouvrière ne soit suffisamment forte pour les franchir.

 

Travaillons à ce qu’il en soit autrement. Avant que le vaudeville ne donne naissance à l’horreur.

 

B.L

 


[1] Adeptes d’une forme de religiosité néo-paganiste germanique, raciste et néo-nazie

[3] La citation en question: "Je suis profondément convaincu, et les corbeaux auront beau croasser, que nous créerons par nos efforts communs l'ordre nécessaire. Sachez seulement et souvenez-vous bien que, sans cela, la faillite et le naufrage sont inévitables."

[4] Pour une étude plus approfondie du cas Macron, voir cet article de Victor Sarkis :      https://legrosrougequitache.mystrikingly.com/blog/ce-fascisant-m-macron

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