28 Août 2020
Années 30 : industrialisation, luttes ouvrières et luttes communistes
Les politiques néolibérales de ces quarante dernières années dans un contexte de crise permanente du capitalisme ont affecté de nombreux pays, dont ceux de l’Union européenne, dans des proportions que nous connaissons bien aujourd’hui, tant l’impact sur la classe travailleuse et sur les services publics est grand. Il est des pays qui ont connu ces politiques libérales ou néolibérales imposées par la force et le sang, par diverses « stratégies du choc », bien avant que l’UE ne les impose comme politiques « d’intégration » officielles. Le Chili et l’Argentine, en particulier, deux pays considérés jadis comme prospères par la pensée dominante, mais dépendants de l’impérialisme, ont connu deux sanglantes dictatures militaires mises en place dès le milieu des années 1970. Au Chili, le gouvernement du camarade Salvador Allende est renversé par le général Pinochet, dont le coup d’état est directement téléguidé par Washington. En Argentine, pays que nous allons étudier dans cet article, le renversement du gouvernement d’Isabel Perón en 1976 par une énième dictature militaire impose de fait une restructuration complète de l’économie pour soumettre encore davantage le pays au capitalisme et au néolibéralisme mondialisé, avant le grand choc des années 1980 qui poursuivra la privatisation de la plupart des grandes entreprises nationales apparues dans les années 1940 dont le dépeçage avait déjà commencé à partir des années 1960.
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La population argentine a fortement augmenté à partir de la fin du XIXè siècle avec l’arrivée de travailleurs principalement italiens et espagnols. A cette période, les gouvernements libéraux incitaient vivement l’immigration européenne, dont une grande partie de la main d’œuvre s’est dédiée à l’agriculture, en fondant des colonies dédiées à l’élevage et à la culture de céréales. Ce développement durera jusque dans les années 1930, et se trouve très dépendant de l’économie mondiale et des crises capitalistes successives. En effet, l’Argentine est alors l’un des plus grands exportateurs de denrées alimentaires au monde jusqu’à l’aube de la seconde guerre mondiale, alors que la classe ouvrière est de plus en plus exploitée et exsangue. Les grands propriétaires terriens emploient de moins en moins tandis que les exportations d’aliments sont importantes et que l’industrie n’est pas encore suffisamment développée. L’industrialisation débute véritablement alors que le taux de chômage est élevé (plus de 15%) et qui s’explique par la crise financière de 1929 que subit directement l’Argentine de par sa dépendance extrême à l’état de l’économie mondiale. Puisqu’il est devenu nécessaire de substituer les importations, l’impulsion de l’industrialisation est donnée par le gouvernement. La classe ouvrière, déjà présente, s’agrandit alors considérablement à Buenos Aires pendant les années 1930. Avec elle, et à cause des conditions de travail, du contexte économique, politique et social, se renforcent également ses revendications bien légitimes.
Le PCA (Partido Comunista de la Argentina), le premier parti communiste apparu en Amérique latine – il est créé en 1918 et rejoint l’Internationale Communiste en 1921 – est interdit en 1930 après le coup d’état militaire de septembre 1930 puis est à nouveau autorisé en 1932 de manière temporaire. Il fait face dans les années 1930 à une répression étatique de plus en plus sévère sous les gouvernements de la Concordancia. D’autres groupes de gauche, socialistes, trotskistes ou antifascistes subissent le même type de répression, liée à la « question communiste » qui agite les débats politiques pendant l’entre-deux guerres. Il faut noter que, pendant les décennies précédentes, se posait aussi la « question ouvrière », alors que se formaient les syndicats ainsi que d’autres organisations ouvrières (1). En 1931, l’Etat crée la SERC (Sección Especial de Represión al Comunismo), alors que le nationalisme se répand de plus en plus, s’opposant à l’internationalisme du PCA, très organisé, qui suit de manière générale la ligne de l’URSS. La SERC dépend de la Sección de Orden Político de 1910, visant à lutter contre toutes les actions politiques remettant en cause l’ordre social, donc contre toute idée pouvant favoriser la lutte ouvrière dans un premier temps, et par la suite le communisme. L’Etat tend de plus à confondre l’ensemble des actions antifascistes des années 1930, qu’elles soient politiques, syndicales ou ouvrières en les assimilant à des « activités communistes », ce qui conduit à considérer le communisme comme étant un délit, voire un crime. Ainsi, en 1932 puis en 1936, une proposition de loi de répression du communisme sera présentée devant le sénat par la CPACC (Comisión Popular Argentina Contra el Comunismo) (1), formant partie de la Asociación Defensa Social Argentina, entendre par-là « modèle social impitoyable existant à l’époque ». Cette association sera également mentionnée par la CIA (dans un rapport non évalué de 1950 (2)) aux côtés d’autres organisations nationalistes comme combattant non seulement le communisme, considéré comme un danger pour « l’ordre social » comme nous l’avons déjà évoqué, mais aussi l’impérialisme anglo-saxon, dont l’influence écrasante limite le développement d’une bourgeoisie nationale qui, elle, veut tirer profit de l’industrialisation du pays et de la classe ouvrière. On comprend alors, dans une certaine mesure, une partie du mouvement péroniste qui commencera dans les années 1940, bien que ce dernier soit différent par bien des aspects dans sa manière de s’appuyer sur la classe ouvrière et les syndicats d’une part, et dans sa relation avec les mouvances catholiques très présentes dans la politique argentine d’autre part. L’anticommunisme et donc la domination des masses populaires rapprochent néanmoins le péronisme de ces mouvements antérieurs. La loi de répression du communisme sera finalement rejetée fin 1936, en raison de la violation des garanties constitutionnelles.
Malgré les risques qu’encourent les communistes en 1936, le PCA est encore plus structuré et représente un « danger », selon ses opposants, qui remarquent son organisation politique plus avancée que celle présente au sein des structures syndicales ou de l’anarchisme (1). Les publications et la propagande prennent de l’ampleur (Soviet, 1936, Nuestra revista...) (3). C’est aussi le moment où la stratégie « classe contre classe » se modifie en stratégie de « front populaire » en France et en Espagne, alors que cette dernière voit sa république attaquée par les pays fascistes européens. La guerre d’Espagne a un impact très fort sur le PCA, qui soutient comme le reste des pays de l’Internationale Communiste, la République espagnole. Le PCA contribuera dans une grande mensure à l’aide et au soutien apportés à la République espagnole. Cependant, la situation politique argentine est différente de celle de l’Espagne : la stratégie de front populaire y est difficile, le parti étant illégal en 1936 et éloigné des socialistes. Le projet d’union des forces démocratiques argentines (UCR, PSA avec le PCA) est néanmoins appuyé par Georgy Dimitrov, qui remarque toutefois de prendre garde à tout moment aux conditions particulières de la société argentine. Par ailleurs, il faut noter que le mouvement ouvrier argentin reprend des forces. De nombreuses grèves ont lieu, notamment dans le secteur ferroviaire, du bâtiment et de la construction. Après avoir rejoint la CGT, l’une des plus grandes réalisations du PC argentin à cette époque est la fondation de la Federación Obrera Nacional de la Construcción (FONC), qui attire des ouvriers de toutes les régions du pays (4). Le nombre d’adhérents dépasse les cent mille. L’organisation de ces syndicats est à l’image du PCA, avec l’apparition non seulement des premiers comités mais aussi des premières luttes pour de meilleurs salaires, pour les congés payés, des négociations en vue de l’établissement de conventions collectives... Il s’agit là d’un des mouvements syndicaux les plus puissants, avec L’Union Ferroviaire, avant l’avènement du péronisme quelques années plus tard.
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L’Argentine des années 1930 est marquée par l’industrialisation après avoir connu un coup d’état militaire et, déjà, plusieurs décennies de politiques libérales. Le pays est fortement dépendant des fluctuations du marché mondial, et en particulier des impérialismes britannique et états-unien. La Grande-Bretagne applique de son côté sa stratégie de préférence impériale, ce qui a des effets importants sur les exports agricoles argentins. L’industrialisation apparaît comme une manière de « reconvertir » une partie de la bourgeoisie agraire et de réduire la dépendance du pays vis-à-vis des pays libéraux voire fascistes, le tout empreint de nationalisme. En parallèle, la classe ouvrière doit se réorganiser dans ce contexte difficile de transformation. La remobilisation ouvrière à partir de la seconde moitié des années 1930 est marquée par cette mutation du monde du travail. Le syndicalisme se reconstitue, notamment grâce à la CGT et les syndicats qui y adhèrent, ainsi qu’au PCA, alors puissant et ayant créé la FONC qui sera primordiale pour la lutte ouvrière dans une perspective communiste et clairement antifasciste. L’action et les luttes du PCA et de ces mouvements seront trop souvent minimisées voire discréditées par les mouvements péronistes ultérieurs. Comme bien des partis communistes de cette décennie, dont les militants étaient criminalisés voire torturés, il faut souligner la position très délicate du PCA, confronté à deux enjeux essentiels de cette décennie des années 30 : la lutte contre le fascisme qui se répand à partir de l’Europe et la transformation de la base ouvrière, liée à la forte industrialisation qui débute à cette époque en Argentine. Le PCA a pris des risques très importants au niveau national, alors qu’il était purement et simplement interdit et que ses militants ou assimilés faisaient l’objet d’une répression intense. Il a non seulement su agir pour le syndicalisme ouvrier national mais a aussi contribué dans une large mesure à la lutte des forces républicaines espagnoles contre le fascisme, une lutte vitale en cette période de l’entre-deux guerres et de crise permanente du capitalisme dans sa phase exterministe.
Christophe-JRCF
Références
1. CANTERA, Mercedes F. López. DETRÁS DEL DEBATE. LA CUESTIÓN COMUNISTA Y LA CRIMINALIZACIÓN EN LA LEY DE REPRESIÓN AL COMUNISMO DE 1936. Contenciosa [en ligne]. 2. N° 3. [Consulté le 17 août 2020]. DOI 10.14409/contenciosa.v0i3.5071. Disponible à l’adresse : https://bibliotecavirtual.unl.edu.ar/publicaciones/index.php/Contenciosa/article/view/5071
2. CENTRAL INTELLIGENCE AGENCY. CIA-RDP82-00457R004300460009-9.pdf. [en ligne]. [Consulté le 20 août 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/CIA-RDP82-00457R004300460009-9.pdf
3. PUBLICACIONES POLÍTICAS Y CULTURALES ARGENTINAS (c. 1900-1986). [en ligne]. [Consulté le 20 août 2020]. Disponible à l’adresse : http://cedinci.unsam.edu.ar/PDF/Publicaciones/Catalogos/microfilms.pdf
4. PIEMONTE, Víctor Augusto. Las prácticas políticas del Partido Comunista de la Argentina ante la Guerra Civil española y su relación con la Internacional Comunista. Historia Contemporánea. 12 avril 2016. N° 52, pp. 179‑209. DOI 10.1387/hc.15738.
5. CAMARERO, Hernán. Alcances del sindicalismo único por rama antes del peronismo: la experiencia de la Federación Obrera Nacional de la Construcción. . pp. 29.