13 Février 2020
Nous devons remercier l’historien Bruno Drweski pour son remarquable ouvrage sur Solidarnosc, qui éclaire pas mal de choses sur cette période et détruit un certain nombre de mythes que l’on trouve encore présents chez nous. L’ouvrage, Une solidarité qui a coûté cher, est paru aux Editions Delga en 2019. Bruno Drweski est un historien, un politologue et un enseignant-chercheur spécialiste de la Pologne (dont il est issu) et de l’Europe médiane. Drweski se basant sur les faits, prouve que la lutte des classes ne s’est pas arrêtée avec l’avènement du socialisme et que c’est un affrontement de classe que nous avons vu en Pologne.
Retournant aux origines de Solidarnosc : avec ses 12 millions d’adhérents au début des années 80, bien que déjà gangrené par les réformistes et certains réactionnaires comme Lech Walesa[1], partait originellement d’une revendication d’amélioration du socialisme et non de son abandon pour le capitalisme. Spontanément, les revendications des ouvriers prônaient l’auto-organisation et étaient plutôt de nature anarcho-syndicalistes[2]. Ces revendications étaient d’ailleurs inscrites au premier Congrès de Solidarnosc et continuèrent formellement à être défendues à la fin des années 80, quand bien même les principaux promoteurs de Solidarnosc avaient déjà abandonné dans les faits cette revendication. Cette optique d’amélioration du socialisme de manière gauchiste se comprenait parfaitement quand on rappelle que la plupart des oppositions de 45 aux années 80 au Parti communiste polonais furent des dissidents du Parti[3]. Nous sommes donc bien loin de l’opposition nette d’une population au système communiste.
Les grèves - qui étaient massives - ont commencé à diminuer avec la loi martiale de 1981, ainsi que son nombre d’adhérents du syndicat, qu’il ne retrouvera jamais, ni à la fin des années 80 ni même aujourd’hui. À ce sujet, la loi martiale a été reçue avec passivité par la population, elle-même promulguée après divers « tests » du pouvoir pour observer la réaction de la population et de la communauté internationale, démontrant que l’engouement pour Solidarnosc n’était pas aussi fort et que le gouvernement polonais n’était pas aussi faible que ça. Ainsi certains polonais ont vu dans la loi martiale un moyen d’éviter la guerre civile en Pologne.
« Finalement, le gros de la classe ouvrière et des campagnes accepta la loi martiale et les résistances se concentrèrent dans les milieux intellectuels où beaucoup d’artistes ou de journalistes lancèrent une campagne pour le boycott des médias et institutions officielles. L’archevêque primat de Pologne privilégia lui aussi une politique d’entente nationale et de refus d’effusion de sang. Tout au long de la loi martiale, la plupart des églises ne manifestèrent aucun soutien aux opposants, se contentant d’intervenir parfois auprès des pouvoirs en faveur de leurs paroissiens ou de monopoliser l’aide humanitaire qui commençait à arriver massivement d’Occident. Dans les administrations, les entreprises et les institutions officielles, les fonctionnaires furent obligés de signer des déclarations de loyauté envers les décrets de l’état d’urgence. »
Une solidarité qui a coûté cher ! page 100.
Sur les financements de Solidarnosc, si le syndicat a bénéficié de l’aide bien charitable de divers organisations gauchistes françaises, dont la CFDT, rapidement c’est la CIA par divers intermédiaires[4] (Vatican, Israël, etc) qui finança le syndicat, permettant même à certains permanents à l’étranger ou à certaines sections clandestines de se faire un petit pactole bien généreux, pouvant être encore amélioré avec la vente de livres interdits en devise internationale, rapportant bien plus que la vente d’un livre légal. La gestion de l’argent reçu par Solidarnosc était et reste aujourd’hui une cause de dissension au sein de ce camp, chacun s’accusant mutuellement d’avoir dilapidé l’argent[5].
Au sujet des éditions clandestines citons ce passage assez éclairant, sur des éditions clandestines devenues autonomes financièrement, avec une aide tacite de l’État polonais qui fermait de plus en plus les yeux à partir de 1987 sur la vente d’ouvrage interdit, où siégeait un certain nombre de personne présente pour leur avantage matérielle (page 189) :
« Concurrences, ambitions contradictoires, rivalités pour se procurer le matériel et l’aide de l’étranger devinrent la règle ainsi que les stratégies de corruption des fonctionnaires ou des imprimeurs pour se procurer ou utiliser le matériel d’État. Sans remettre en question formellement le programme de socialisme autogestionnaire adopté lors de la fondation du syndicat, les structures dominant l’organisation de Solidarnosc clandestine dans les grands centres urbains se développèrent selon une logique qui était déjà parfois capitaliste, tant à partir du sommet, c’est-à-dire en s’appuyant sur les aides provenant des pays capitalistes, que dans la concurrence à la base qui commença à régner entre les différentes maisons d’éditions et publications clandestines pour la conquête du marché. Une couche de salariés de fait, mais aussi des propriétaires, apparut dans ce qui était en principe clandestin, ce qui mérite d’autant d’être noté que le marché noir des dollars garantissait un taux de change favorisant nettement les possesseurs de devises occidentales par rapport aux salariés en zlotys. »
Le Parti communiste polonais était donc en force, mais il fut incapable d’assumer son rôle d’avant-garde de la classe ouvrière et de faire progresser le socialisme, comme le voulait une partie non négligeable de la population. Le Parti étant même englué dans sa mission sociale qu’il s’était donné, c’est-à-dire permettre une certaine promotion sociale chez les ouvriers et paysans. Les couches intellectuelles promues par le socialisme se transformait peu à peu en classe en soi, comprenant les managers « socialistes », présent aussi bien dans Solidarnosc que dans le Parti, et favorisant l’émergence du capitalisme afin d’asseoir leur situation confortable. Si les Polonais ne se sont pas rendu compte du désastre auquel il couraient avec la restauration du capitalisme, c’est à cause de la barrière protectrice que formait le communisme contre les attaques capitalistes, rendant informe l’exploitation bien en cours dans d’autres pays, ce qui ne favorisait pas la prise de conscience politique des enjeux, d’autant moins aidée par le Parti qui ne jouait plus son rôle de formation auprès de ses membres.
Le Parti communiste polonais n’arriva pas in fine à faire l’unité nationale tant voulue et fut victime de son trop grand suivisme envers Moscou, ce qui mena à sa perte et même à la transformation de certain de ses membres en oligarques accaparant les grandes entreprises qu’aucun Polonais ne voulait privatiser. Depuis, nous nous retrouvons avec un pays dirigé par des cléricaux – anciens de Solidarnosc – proches de l’extrême-droite, organisant la chasse aux sorcières des communistes et de tous les contestataires de la gestion économique polonaise, trouvant toujours derrière n’importe quelle difficulté un complot des communistes… décidément le capitalisme c’est la liberté !
[1] Voir la préface de Jean-Pierre Page.
[2] C’est d’ailleurs dû selon Drweski à l’insuffisance du Parti communiste qui n’a pas su transformer la conscience petite-bourgeoise polonaise.
[3] C’est l’objet, entre autres, du chapitre II.
[4] A ce sujet, nous conseillons de lire dans le dernier chapitre, les pages 243 à 249 au sujet du financement désormais pleinement avoué de Solidarnosc par la CIA.
[5] Page 163 à 170.