9 Novembre 2017
Qu’est-ce que l’UE ?
L’UE est un processus historique délibérément très lent dont la limite asymptotique est la formation des « États-Unis d’Europe », grand empire capitaliste continental, à tendance de plus en plus oligarchique, sur le modèle réalisé outre-Atlantique, processus dont les peuples concernés ne veulent pas, et dont il s’agit de contourner patiemment la volonté. Mais c’est aussi un processus impossible à mener à terme, parce que l’agenceur de la construction européenne depuis 1948, l’allié américain, qui prend aussi en charge la défense militaire de l’UE, ne veut pas le voir complètement aboutir, car il se satisfait de sa satellisation actuelle. l'Europe est donc le lieu où on débat de la meilleure formule pour sauver le capitalisme, sans pouvoir jamais conclure.
L’UE est aussi une force expansionniste dans la mesure où l’impérialisme étatsunien et le néo-impérialisme allemand qui pousse son dernier couac peuvent se concilier un moment, contre la Russie ou le monde arabo-musulman.
Il y a plusieurs forces politiques et culturelles européennes qui veulent voir aboutir le projet d’une Europe fédérale: l’Allemagne (et de par l’influence historique du SPD, une partie de la social démocratie européenne) et l’Église catholique qui vise à une longue influence politique future dans un ensemble politique où elle serait, théoriquement, majoritaire, et une force extérieure non négligeable, la Chine, ou certains secteurs en Chine, qui chercherait ainsi (à mon avis, illusoirement) à dissocier en deux morceaux un bloc occidental qui est tendanciellement très menaçant pour elle.
Il y a d’autres forces qui veulent immobiliser le statu quo d’une zone de libre échange en déclin économique sous protectorat américain : l’allié et patron étatsunien, la bourgeoisie parisienne, la Grande Bretagne, les multinationales du Net et de la finance, parce que cette conjoncture prolongée leur permet de s'approprier une plus grosse part du gâteau.
La petite bourgeoisie est globalement européiste, par conformisme idéologique, sans voir ce clivage.
Les classes populaires sont globalement anti UE car elles ont compris depuis longtemps que l’UE n’est rien d’autre que le nom de marketing du capitalisme du futur, qui ne leur promet en fin de compte que le chômage et l'anomie, non sans verser parfois dans la nostalgie du capitalisme national de papa.
Le Brexit a ouvert la contradiction entre les deux forces européistes qui représentent deux projets d’avenir différents pour le capitalisme. Ces deux projets sont également dangereux et la tension entre les deux aboutit à une surenchère belliciste extrêmement dangereuse. Car qu’on veuille une Europe allemande ou américaine, elle sera certainement anti-russe.
Pourquoi quitter l’UE ?
L’UE est un pouvoir politique qui surplombe les institutions nationales de ses pays membres, et qui se trouve entre les mains de personnalités et d’institutions non élues, ou quand elles le sont, non responsables. La logique même de la construction consiste à limiter au maximum l’incidence du suffrage universel. Un des modèles historiques tirés du passé qui peut resservir à penser cette démocratie très limitée est l’Empire austro-hongrois, qu’on nommait avec raison « la prison des peuples ».
Les États membres abandonnent par pans entiers leur indépendance, et perdent leur autonomie en matière de politique économique, budgétaire, monétaire, mais aussi sur le plan de la politique étrangère. A quoi sert dans ces conditions de voter pour des élus qui devront rendre compte en plus haut lieu, à Bruxelles ou à Francfort ?
Le projet économique européen fixé par l’Allemagne est un projet libéral contrôlé, avec monnaie forte, parce que ce choix monétaire favorise les propriétaires au détriment des travailleurs. Il abouti à une désindustrialisation dans tous les autres pays qui y sont associés. A ce projet se superpose la politique globaliste de dérégulation financière qui a les faveurs de la Commission, qui est totalement perméable au lobbying des multinationales. Ces deux politiques également nocives pour l’emploi deviennent catastrophiques pour les travailleurs quand on cherche à les mettre en pratique ensemble.
Ces deux projets sont également producteurs d’inégalité et de précarité, le premier étant favorable à une institutionnalisation de la pauvreté, et le second à une spécialisation parasitaire de l’économie dans la division du travail internationale (finance, marketing, spectacle, idéologie) qui ne propose aux classes populaires que des emplois de service déqualifiés.
L’identité psychique élémentaire des individus vivants, dans la mesure où elle excède celle de simples consommateurs de marchandises, est structurée par leur appartenance nationale. L’Europe est même le continent le plus clivé sur ce plan. La disparition des patries européennes signifiera la mise au rancard de peuples entiers et notamment des classes populaires, ceux qui ne possédant rien possédant au moins leur pays. Sans elles, il n’y a plus aucune intégration à rien d’autre que la marchandise globale, et cela pour les immigrés comme pour les autochtones.
Le projet européen peut bien se faire passer pour la paix éternelle entre la France et l’Allemagne, il signifie bel et bien une attitude fermée et hostile envers les autres continents, un déplacement et un renforcement des barbelés, et une sorte de mise en commun de l’impérialisme et de ses guerres. La guerre exclue de l’intérieur rejaillira aux frontières en des opérations néocoloniales qui prendront prétexte des « valeurs » universelles telles les "droits de l'homme" qui sont appropriées sans vergogne comme patrimoine européen quasi-national.
Le monde actuel est dominé par une structure impériale en emboitement : les États-Unis d’Amérique et leurs multinationales de la finance, du pétrole et du Net, les pays anglo-saxons homogènes aux États-Unis et "junior-partners" qui servent d’amplificateur à leur influence mondiale, la zone satellisée de l’Union européenne, et les pétromonarchies du Golfe, sans parler de la classe dirigeante acculturée des écoles de commerce et des pensionnats de luxe partout dans le monde. L’UE n’est qu’une pièce rapportée de cette structure dont les ambitions sont dépassées par rapport au processus de domination globale à l’œuvre dans le monde.
Pourquoi ne quitte-t-on pas l’UE puisque tout ce qui précède est bien connu ?
Fondamentalement ce qu’on appelle « l'Europe » représente le projet fatal d’universaliser l’individualisme de masse, de répandre partout un discours consensuel factice lénifiant et endormeur, et de détruire toute forme de résistance sociale ou culturelle à l’uniformisation du monde sous le contrôle des trusts du Net et de la finance. Tout esprit épris de liberté doit la vomir. Abattre la tyrannie rosâtre et (pour l’instant) non-létale de l’Union européenne est une aventure ouverte aux nouvelles générations, aux jeunes de toute origine et de tous les pays européens, c’est un projet à la mesure de notre temps, pour reconquérir la dignité et la liberté des peuples et le droit de replacer l'égalité et le droit au travail à la base de la société.
Mais ce ne sera pas une affaire tranquille et facile, et il faudra de nouveau que les aspirants au changement social acceptent de résider et de se compromettre avec le négatif. En castillan, "comprometido" veut dire tout simplement "engagé".
GQ, 26 mai - 12 juin 2017
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